Tous philosophes
C’est avec une réelle émotion que j’inaugure la 30e édition de ce Forum Philo, que j’ai contribué à fonder, ici même, dans ce Palais des congrès du Mans. Je dirai de cela quelques mots, tout à l’heure, pour finir. Car je me suis dit qu’il était mieux d’entrer, directement, dans notre question de cette année : Tous philosophes ?
En commençant par examiner ses termes, pour entrevoir dans quelle galère nous allons nous embarquer…
Tous est, par définition, un quantificateur qui ne souffre aucune exception.
Il n’y aurait donc pas d’exception selon l’âge.
On serait philosophe, ou on pourrait l’être, qu’on soit enfant ou vieillard. Pas de maturité requise, pas d’expérience préalable exigée.
Socrate le dit déjà, dans ce dialogue de Platon intitulé Gorgias, face à Calliclès, un « méchant » qui soutient que, si on est jeune, passe encore…, mais philosopher adulte revient à perdre son temps, mieux employé à s’occuper des affaires politiques ou commerciales.
Épicure, dans sa Lettre à Ménécée, soutient également qu’il n’y a pas d’âge pour philosopher, et qu’il n’est jamais trop tôt ni trop tard pour se guérir des illusions et apaiser la « tempête de l’âme ».
Il n’y aurait pas d’exception selon le genre.
Seraient philosophes, ou pourraient l’être, les femmes aussi bien que les hommes. Aucune condition sexuelle ne serait exigée.
Mais il n’y aurait pas non plus de condition sociale ou de position culturelle privilégiée.
Tous veut bien dire que seraient philosophes, ou pourraient l’être, les esclaves comme les hommes libres, et l’on sait qu’Épictète le stoïcien avait été esclave, mais également les pauvres comme les riches, les dominés comme les dominants, les étrangers comme les nationaux, les gens d’ici comme les gens d’ailleurs.
Aucune langue maternelle, aucune appartenance culturelle ne devrait, si tous le peuvent, interdire d’être philosophe.
Une seule et unique exception, classiquement, concerne les fous. Ceux qui sont supposés être privés de l’usage de leur raison, que ce soit de manière temporaire ou définitive, ne pourraient être philosophes. Ce qui est logique, puisque si la philosophie résulte de l’exercice de la raison, alors celui qui ne peut l’exercer, le fou, est donc légitimement hors jeu. Voyez, sur ce point, Platon, ou Descartes.
Mais il reste discutable de limiter la philosophie aux seuls esprits raisonnables ou rationnels. En 1511, Érasme l’humaniste cultive le paradoxe, dans son Éloge de la folie, en suggérant que le plus fou est aussi le plus sage.
Et surtout, depuis Freud, et en particulier son étude sur les délires du président Schreber, ce magistrat de la cour de Dresde convaincu que Dieu manipulait son corps pour le transformer en femme afin de donner à l’humanité un nouveau sauveur, on a commencé à entrevoir que la paranoïa et la philosophie avaient la même structure.
Les dénommés « fous » sont peut-être des philosophes à l’état naissant, et les philosophes des fous qui ont réussi.
Reste à savoir ce qu’on désigne par « philosophe »… Vous savez tous combien ce n’est vraiment pas une mince affaire de dire en quoi consiste le fait d’être philosophe.
Ce mot désigne-t-il une personne qui pratique la philosophie comme discipline scolaire et académique, une personne inscrite dans un cours qui porte le nom de « philosophie », travaillant dans un département universitaire ? Ou bien s’agit-il d’une certaine attitude intellectuelle ? Philosophe celui qui pense d’une certaine manière ? Ou celui qui vit d’une certaine façon ? En fonction de sa pensée, évidemment, mais en réglant ses actes, et en régulant même ses désirs, autant que faire se peut, sur des principes jugés vrais.
Car ce qui est au cœur de la question, c’est toujours la vérité, et la vie selon la vérité.
Atteindre une connaissance vraie par l’usage de la raison, et y conformer son existence, voilà ce qui semble définir, au premier regard, le philosophe.
Mais il y a, dans la question-titre de ce Forum, un point d’interrogation à ne pas oublier. Il demande évidemment : être tous philosophes, est-ce faisable ? Est-ce réellement réalisable par tous ?
Malgré tout, ce n’est pas son seul sens possible. Car cette question – Tous philosophes ? – comporte des blancs, des cases vides qu’il faut remplir et qu’on peut compléter de plusieurs façons : sommes-nous déjà tous philosophes ? Pouvons-nous devenir tous philosophes ? Devons-nous être tous philosophes ? Est-il souhaitable que nous soyons tous philosophes ?
Éditions Gallimard, 2020.
Tous philosophes ?