Retard
La course folle
Les valeurs dominantes de notre société sont la fluidité, la flexibilité, l’urgence et la vitesse8. Autant de valeurs qui empêchent le travail de s’insérer humainement dans nos vies. Car, contrairement à ce que croyait Lafargue – et il n’est pas le seul –, ce n’est pas le travail en lui-même qui est une « folie9 ». Le travail devient fou quand il cesse de remplir la fonction « stabilisatrice » qui est la sienne. En effet, c’est le travail qui permet d’habiter le monde, même dans sa dimension la plus étroitement liée à la reproduction de la vie, même quand il s’agit du travail quotidien de la maison, du ménage. Certes, le travail est discipline. Cependant, quand cette discipline est appropriation, jouissance du lieu où vivre, il n’est pas aliénant, mais source première d’humanisation. Les nouvelles formes d’exploitation posent problème non pas simplement parce qu’elles conduiraient à l’allongement des journées de travail, comme le dénonçait Lafargue, mais parce qu’elles dépendent d’un véritable épuisement des ressources temporelles subjectives de chacun. Et c’est ce qui explique les nouvelles formes de souffrance au travail. Dans les entreprises contemporaines, quand un employé dispose de tout son temps, c’est qu’il a été « mis au placard ». L’alternative est soit l’état d’urgence permanent, soit la relégation10.
Comment avons-nous pu consentir à entrer dans cette course folle ? Le temps, cette chose qui n’est pourtant rien, ne semble plus tant promettre des biens qu’en être un. Nous devons en quelque sorte « capitaliser » le temps.
L’argument majeur de la société de performance est l’économie de temps : on « gagne » du temps, ou du moins, ou n’en perd pas. Ou pas trop. L’évaluation généralisée, par exemple, prend argument du peu de temps exigé pour répondre aux questionnaires de satisfaction. On compte tout, on note tout « en 1 minute ». On pourrait se scandaliser. Que dirait-on de professeurs qui notent leurs copies « en 1 minute » ? Il est vrai que les « lents », même chez les enseignants, passent désormais pour des maladroits un peu absurdement consciencieux. En tout cas, la société de performance se présente sous des allures hédonistes, qui évoquent l’utopie libérale des débuts de l’industrialisation.
Il est significatif que dans la série des anecdotes édifiantes accompagnant les récits des grandes découvertes Adam Smith ait ajouté au bain d’Archimède et à la pomme de Newton l’invention d’une soupape automatique par « un enfant qui ne cherchait qu’à s’épargner de la peine » et « avait envie de jouer avec ses camarades » au lieu d’actionner la soupape11. L’invention moderne est toujours légitimée par l’économie de temps. L’aspirateur, les machines à laver, à sécher, à ratatiner les ordures ou à couper la friture dans l’énumération de Boris Vian12, l’ordinateur et le smartphone, bref les robots en tous genres, ont pour point commun – supposé – de faire gagner du temps, d’épargner de la peine. Mais pourquoi tant de peine pour s’épargner de la peine ? Le temps – voilà l’ennemi ? Le faux hédonisme qui consiste à « dégager » du temps vise en fait à « dégager »… le temps lui-même. Car c’est une course infernale qui nous attend quand on commence à gagner sur le temps. Plus on va vite, plus il faut accélérer.
Éloge du retard.
Hélène L’Heuillet.
Albin Michel, 2020.