Ile Monsin
Si vous passez en Belgique au mois de mai, lorsque vous dégusterez une gueuse sur la Grand-Place, ne vous étonnez pas que le garçon de café vous entretienne non de la pluie et du beau temps, mais de musique classique. C’est qu’à cette époque, les Belges de toute condition suivent avec ferveur le concours musical Reine Élisabeth. Tout à coup, un pianiste kazakh, une violoniste sud-coréenne défraient la conversation comme jamais ne l’espéreraient les joueurs de football ou les briscards de la question linguistique. Chacun prend fait et cause pour l’artiste de son cœur. On a vu des gens se brouiller sur le dos d’un candidat dont, aujourd’hui, ils ne pourraient même plus se rappeler le nom exotique.
Rarement, en effet, un concurrent se gagne l’unanimité. L’exception la plus notoire fut une cantatrice polonaise – Wolska, Walska, ou quelque chose de ce genre – qui s’illustra lors d’un des premiers concours pour le chant à la fin des années quatre-vingt ou au début des années nonante. Remporta-t-elle la finale ? Il faudrait consulter les archives. Ce qui est sûr, c’est qu’elle se gagna la faveur complète du public. Passons sur sa voix : pour le commun des mortels, à ce stade de la compétition, elles se valent toutes ; on abandonne le choix du vainqueur aux lubies du jury, persuadé à part soi qu’un tirage au sort ferait aussi bien l’affaire. En fait, ce qui départage vraiment les candidats, ce n’est pas le talent musical, c’est leur personnalité. Et Walska – appelons-la ainsi – en avait une de feu.
D’abord, elle était mince, brune et vive comme une flamme. Tout le contraire de la walkyrie wagnérienne dont le partenaire lui-même appréhende la scène du baiser. À chacune de ses prestations, des quarts de finale à la finale, elle porta une robe écarlate agrémentée d’un décolleté en carré qui rasait les charmants contreforts de sa poitrine. À peine apparaissait-elle que la salle s’embrasait.
Une fois sur scène, alors que l’orchestre préludait, elle commençait à vibrer. Sa tête oscillait légèrement au rythme de la musique, un demi-sourire retroussait ses lèvres impatientes tandis que ses prunelles parcouraient l’auditoire et roussissaient littéralement les premiers rangs. Pour un certain air, elle dut attendre plus longtemps, on lui avait préparé une chaise. Assise du bout des fesses, les reins busqués, loin du dossier, les genoux bandés et tressaillant sporadiquement, elle piaffait, telle une pouliche derrière les starting-gates.
Lorsqu’elle chantait, elle se penchait vers le public, les coudes collés aux hanches, les avant-bras tendus, paumes ouvertes, comme si elle voulait déverser son émoi par-dessus la rampe. Son visage était traversé d’expressions si parlantes qu’elles rendaient superflue la connaissance de l’italien.
Cependant, le plus éloquent dans toute sa personne, c’était son buste. Sous la pression de l’émotion, il se gonflait, faisant surgir brusquement les arcades de ses seins ainsi que deux témoins incapables de rester plus longtemps dans l’ombre, puis il se rétractait, rappelé par la pudeur, se recueillait un moment sur une douleur, une joie contenue, avant de rebondir hardiment, amplifié par une nouvelle vague partie de ses reins, venue s’échouer sur la plage nue entre ses épaules.
Si quelqu’un l’avait regardée sans l’entendre, un sourd, un zappeur, son coupé – le concours était retransmis sur la deuxième chaîne –, il aurait peut-être trouvé de l’érotisme dans cette houle, alors que le chant qui la provoquait en faisait une chose parfaitement innocente. Dans son ardente offrande, Walska donnait à comprendre que l’âme ne réside pas, comme on le croit communément, dans quelque repli inaccessible de l’être humain ; l’âme habite le corps tout entier, elle peut, le cas échéant, le faire frémir de la nuque aux talons. Ce n’était pas la chair de Walska que les yeux chastes des spectateurs dévoraient, c’était sa transsubstantiation dans la réalité spirituelle la plus sublime.
Mais ne nous égarons pas. Cette évocation de Walska n’a d’autre but que de dater la ferveur pour le bel canto qui se répandit alors dans le pays jusque dans les couches les plus laborieuses. À l’époque où le Reine Élisabeth se cantonnait au piano et au violon, nombre d’artistes s’étaient déjà taillé une belle renommée. Ils avaient même vulgarisé certains morceaux brillants du répertoire classique. Au lendemain du concours, les disquaires, par exemple, pouvaient vendre autant de Concerto n° 1 de Tchaïkovski que de Bob Marley au plus fort du reggae. Rien de comparable pourtant à ce que fut le décollage du chant lyrique après Walska.
Dans les années qui suivirent, les académies de musique durent multiplier les classes de chant. Des récitals furent partout programmés, non seulement dans les salles les plus prestigieuses, à Bruxelles, à Anvers, à Gand, mais même dans de modestes centres culturels à la campagne ou en banlieue. Ce fut le début de deux décennies d’enthousiasme vocal. Après quoi le soufflé retomba. Récemment, les organisateurs ont décidé d’offrir au public un nouvel objet de dévotion : le violoncelle. Les luthiers peuvent se frotter les mains.
Au début de 2012, cependant, les derniers souffles de la tempête lyrique s’infiltraient encore çà et là, dans les espaces arides de la culture populaire si souvent en retard d’une mode. Tel fut le cas du Parvis du peuple. Perdu dans une des communes les plus excentrées de l’agglomération liégeoise, le Parvis du peuple périclitait depuis de nombreuses années. Son heure de gloire remontait à sa fondation dans la décennie d’après-guerre, quand la classe ouvrière en plein essor de la reconstruction pouvait s’amuser de culture. Cohn-Bendit y avait donné une conférence, Rostropovitch y joua en 1975. Ensuite, plus rien ou pas grand-chose, des spectacles d’amateurs, des causeries d’apiculture ou de colombophilie, jusqu’à ce que le nouveau vicaire de la paroisse, philosophe sartrien repenti, entreprît de le requinquer.
En janvier 2012, l’abbé Wallenborn parvint à attirer au Parvis, non pas Walska, rentrée en Pologne certainement et déjà presque oubliée, mais la cantatrice belge Hélène de Gartechin, qui cherchait encore à se faire un nom. Si Wallenborn réussit à l’engager, ce fut vraisemblablement l’effet d’une confusion. La mère de l’étoile montante, qui lui servait d’impresario, crut comprendre au téléphone que sa fille était invitée à Liège même. Son imagination aristocratique et strictement bruxelloise lui représenta probablement le Parvis comme une sorte de palais des Beaux-Arts sur Meuse.
Le récital devait avoir lieu le mercredi 25 janvier, jour de la fête de la conversion de saint Paul, patron de la paroisse. Le 21, Hélène contacta Wallenborn. Elle avait vérifié l’adresse du Parvis sur une carte et, prise d’un doute soudain, elle voulait s’assurer que la salle disposait d’un piano convenable.
« Oui, oui, tout à fait.
— Quel genre de piano ?
— Mais un piano… piano.
— Un queue, demi-queue ?
— Ah non ! Un piano… comment dit-on ? Un piano droit.
— Vous n’imaginez pas que mon pianiste va m’accompagner sur un piano droit !
— D’après ce qu’on m’a dit, c’est un excellent piano, je vous assure.
— Écoutez, monsieur Wallenborn, il est hors de question que je me produise chez vous si je n’ai pas un piano à queue.
Armel Job.
La disparue de l’île Monsin.
Robert Laffont, 2020.