Extraits littéraires

Revisite

Un loup, chassé des steppes froides et inhospitalières de l’Asie centrale, tentait de s’implanter en Europe.

Dans sa vie bien remplie, il avait déjà dévoré deux petits chaperons rouges, plusieurs mères-grands, un petit poucet et des dizaines de petits chiens abandonnés sur les aires d’autoroutes. L’été venu, il se régalait de ces petites bêtes si faciles à croquer. Attachées à des poteaux, prêtes à être consommées sans modération… Il n’avait qu’à se baisser pour faire son marché !
Un jour, le goût de la viande lui passa. Tout ce sang, ces cris, ces débattements le lassèrent. Cela devenait trop fatigant et salissant. Une mère-grand, particulièrement coriace, fut le déclencheur. Sa viande était sans saveur et surtout il se cassa deux dents sur ses os trop durs. C’est fou le nombre de personnes âgées équipées de prothèses en titane…
Bref, le loup prit goût aux légumes.
Un matin qu’il traversait la clairière d’une grande forêt qui tentait de se refaire une santé après qu’un fumeur inconscient eut incendié quelques centaines de ses hectares, son flair, passant outre l’odeur de brûlé, le mit en alerte. Ou plutôt en appétit.
Un petit chaperon rouge, une jolie fillette appétissante, son pot de beurre et sa galette sous le bras, marchait d’un pas alerte sur le chemin qui menait, selon toutes probabilités, chez sa grand-mère.
Par chance, les enfants de la vieille n’avaient pas les moyens de la placer dans une maison de retraite, et elle passait sa fin de vie dans une bicoque perdue au fond des bois sans grande valeur immobilière. Ça aussi, c’était une chance : les descendants ne comptaient pas dessus. Bref, ils envoyaient leur fille de temps en temps avec quelques victuailles et de l’eau quand le réchauffement climatique provoquait une canicule.
Le loup avait repéré la fillette. Il avait surtout l’œil rivé sur la galette et le pot de beurre. Discrètement, il la suivait. De souches calcinées en branchages roussis, son pelage noir se fondait dans ce paysage lunaire.
La fillette s’apprêtait à tirer la chevillette de la porte de sa mère-grand afin que la bobinette chût, quand le loup se décida à passer à l’attaque. Plus vif que l’éclair, il bondit sur la galette et le pot de beurre. Mais l’enfant, qui en avait vu d’autres, sortit de sa besace une bombe anti-agression qui aveugla le pauvre loup.
Alertée par ce remue-ménage, la grand-mère retrouva un semblant de vie. Elle apparut sur le pas de la porte et paralysa l’animal d’un coup de Taser que son défunt mari lui avait offert pour ses 70 ans.
Le loup, pétrifié, fit un infarctus massif et foudroyant. Son dernier regard fut pour ce délicieux pot de beurre qui s’était renversé dans le panier sur la jolie galette croustillante. Il succomba promptement en salivant néanmoins…
Décidément revigorée par cet épisode mouvementé, la vieille femme alla chercher un grand couteau de ranger, cette fois offert pour la fête des Mères par son fils, et se mit à dépecer le pauvre animal.

Le petit chaperon rouge ramassa du charbon de bois dont la clairière calcinée ne manquait pas et alluma un barbecue. La grand-mère tira de derrière ses fagots une bouteille qu’elle gardait pour une belle occasion et la déboucha. La fillette ne cracha pas sur une petite lampée de vin rouge. Elles dégustèrent un beau rôti de loup au fenouil. Un peu pompette, la fillette envoya un SMS à ses parents pour les prévenir qu’elle restait dormir chez sa grand-mère.
Celle-ci prépara le reste de l’animal en daube et en pâté. Elle en mangea tout l’hiver.

Gérard Jugnot.
C’est l’heure des contes.
Flammarion, 2020.

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