Négatif ?
Il y avait près de chez moi une esplanade où des jeunes, férus de skateboard, avaient pris leurs quartiers. Il m’arrivait de m’arrêter pour les regarder. Il y avait parmi eux des champions en herbe. Certes, ils prenaient des risques, ils allaient au-delà des limites et des frontières du possible pour réaliser des figures éblouissantes, pour se prouver qu’ils pouvaient. Je regardais, plus que leur bonheur, l’élan de vie qui se manifestait en eux, avant, après, et surtout pendant chaque exploit. Ils étaient heureux. Ce spectacle me disait la vérité de l’existence humaine.
Mais cette histoire appartient au passé. Un jour, la mairie a posé des plots sur l’esplanade pour leur signifier la fin de la récréation. Ils ne pouvaient plus glisser, sauter, se dépasser. Ces jeunes ne dérangeaient personne, mais il y avait eu une urgence : les protéger d’eux-mêmes, d’un sport jugé décidément trop dangereux.
Je ne les ai plus revus. Les plots, par contre, existent toujours. Ils sont une attaque contre la vie, le symbole de l’impuissance à laquelle notre société nous réduit sous le prétexte de nous « sécuriser ». Il n’y avait jamais eu d’accident grave sur l’esplanade – peut-être un muscle froissé, une épaule déboîtée. Mais c’était déjà des bobos de trop… et il n’y avait pas de garantie qu’un accident plus grave ne se produirait pas dans l’avenir. Il n’y a pas de garantie non plus qu’en traversant la rue, je ne me ferai pas écraser par un chauffard !
Peut-être ces jeunes ont-ils sagement remisé leurs planches pour les remplacer par des manettes de jeux vidéo ? Mais est-ce vraiment de la sagesse quand on est jeune et que l’on a besoin de partir à l’aventure, ne serait-ce que sur une esplanade, au cœur d’une ville ? J’admets qu’ils ne courent plus le risque de se faire mal. Mais est-ce cela, la vie ? Avec ces plots, ils ont perdu l’occasion de se dépasser, de se prouver qu’ils sont capables de faire mieux, toujours mieux. Notre monde serait-il devenu si dangereux qu’il faille protéger les individus d’eux-mêmes, de leurs désirs ? Ou bien considère-t-on que les gens ont si peu de ressources en eux qu’ils ne peuvent pas partir à la rencontre du monde si cette rencontre n’est pas, d’avance, entièrement balisée ?
Nous sommes en train d’intégrer cette métaphore de notre monde : nous voulons nous protéger, nous nous sentons de plus en plus faibles. Nous avançons avec crainte, comme des enfants qui n’oseraient plus grimper aux arbres, se rouler dans la boue, construire des cabanes en forêt, et préféreraient qu’il y ait un filet sous les arbres, de la boue artificielle et non salissante, des cabanes pré-montées qu’il suffirait d’aménager. J’ai peur de prendre la parole en public, j’ai peur d’être mal jugé, j’ai peur d’avoir mal, je ne veux pas prendre le risque de me blesser… Nous en venons à ignorer nos propres capacités. À oublier que nous sommes riches de ressources. On nous apprend à renoncer là où il nous faudrait apprendre à nous dépasser. Ce jeu malsain n’a que trop duré, ça suffit !
L’illusion d’un monde bienveillant et harmonieux, où les seules surprises seraient de « bonnes nouvelles » et où tout conflit serait dépassé avant même de surgir, est la source même de notre impuissance. Ce monde-là n’existe pas. Et heureusement ! Refuser les épreuves, les mauvaises surprises, le négatif, c’est ne plus pouvoir grandir, exulter, tomber, me relever, découvrir mes forces et apprendre la confiance en moi, avancer. Je ne veux pas d’un monde où je ne serais pas tous les jours confronté à ce que Hegel appelle la négativité.
Ce mot nous donne des frissons, il nous fait peur. Pourtant, explique Hegel, aucune positivité ne se construit sans un rapport au négatif. Ce principe vaut jusque dans les dissertations que nous apprenons à rédiger au lycée : la thèse, qui est l’affirmation de l’idée, le positif, est suivie de l’antithèse qui l’interroge, lui répond, entre en conflit avec elle, lui permet de ne pas rester incomplète, creuse, abstraite. En traversant la contradiction, la synthèse émerge, intégrant la négativité pour créer une réponse nouvelle, vivante. Sans ce mouvement entre le négatif et le positif, l’idée posée au départ reste unilatérale, sans relief, morte. La dissertation n’est plus qu’une déclaration de principes.
Il en va de même dans la vie. Si la neige n’était que positivité, si l’eau n’offrait aucune résistance, est-ce que je prendrais autant de plaisir à skier et à nager ? Si je n’avais pas à fournir un effort, à lutter contre ces éléments, est-ce que j’éprouverais la même jubilation ? Que vaudrait un match de football où l’on ne se disputerait pas un ballon ? Skier, nager, boucler un dossier compliqué, créer une entreprise et la voir grandir, débattre avec un ami sont autant de combats amoureux, de combats jubilatoires contre la négativité. Je peux perdre certes, je peux tomber, mais je peux aussi triompher quand je me mobilise, quand je fais appel aux ressources que j’ai en moi. J’en ai la capacité, j’ai le pouvoir d’épouser la pente, l’eau, le dossier, le débat et de les transformer en espace de glisse, de bonheur. J’ai besoin d’eux, de cette négativité, pour sentir l’incomparable bonheur de gagner.
Je ne veux pas d’un monde où, pour écrire ce texte, je ne serais pas confronté aux affres de la page blanche, aux mots qui parfois ne s’alignent pas, aux idées que je dois convoquer, étayer, questionner pour mieux les asseoir. Un monde où la réalité ne me ferait pas face pour me pousser, tous les jours, à aller plus loin. Un monde où je n’aurais pas la capacité, le pouvoir de transformer l’adversité en occasion de grandir, d’avancer. Mon texte est comme le skateboard des adolescents qui s’entraînaient près de chez moi : eux aussi sont d’abord tombés, ont été confrontés au fait qu’ils n’y arrivaient pas, ont failli abandonner, mais ils ont relevé le défi jusqu’à devenir autonomes, libres, puissants pour exécuter ces figures acrobatiques qui me fascinaient. L’un ou l’autre deviendra peut-être un jour, grâce à ce parcours, à ces défis, un champion ! Il est merveilleux de vaincre les résistances, de surmonter les obstacles : c’est ce qui rend le plus heureux ! On a caricaturé le défi en un discours volontariste, mais il s’agit de tout autre chose : rencontrer en soi le goût de se réaliser. Le négatif n’est pas une porte fermée, mais une porte à ouvrir…
Osons ! La mer est froide et nous restons sur le bord, les orteils recroquevillés ? Prenons le risque de confronter ce négatif, de plonger. L’eau nous paraît très vite si bonne que nous ne comprenons pas pourquoi nous en avions peur, pour quelle raison nous étions paralysés. Et si elle avait d’emblée été très chaude, est-ce que nous éprouverions le même plaisir à y nager ? La vraie joie ne vient que dans la victoire sur nos croyances, sur nos peurs, sur nos a priori, sur ce négatif qui nous terrorise et contre lequel nous aspirons à nous prémunir de toutes les façons possibles. C’est oublier que sans lui, nous sommes privés de nos capacités.
Comment rester serein quand tout s’effondre.
Fabrice Midal.
Versilio, 2020.