Un café
Un café n’est pas un café. C’est ce qui fait son prix. Souvent, une simple virgule dans le partage de l’instant. Vous voulez un café ? C’est déjà mieux qu’une simple formule de politesse. Donner quelques gouttes de chaleur à notre échange, une convivialité qui n’engage pas à grand-chose, mais propose un infime à côté, quelques gestes rituels, en marge des sujets que nous avons à aborder. Une solution facile, presque mécanique, et qui garde pourtant un pouvoir inaliénable.
Dans les repas d’affaires, le dessert est presque toujours sacrifié. Pas trop de sucre, il faut pouvoir aller au restaurant sans encourir la prise de poids ni l’assaut des triglycérides. Par contre, le café est toujours invité, et, plus subtil dans la relation et la valorisation du moment, le deuxième café. L’offre d’un second café – il est certain qu’il n’y en aura pas de troisième – est une façon pudique de signifier nous n’avons pas passé assez de temps ensemble, j’ai envie de parler davantage avec vous, et de prolonger l’atmosphère.
Même quand on se fait un café pour soi, sa dégustation n’est pas intrinsèque. Il a toujours vocation d’accompagner, de se fondre dans la tâche qu’on a interrompue pour le préparer, ou de changer l’ampleur de la contemplation, quand on ne fait rien. Il transforme l’essence du travail que l’on est en train d’effectuer, la qualité de l’ombre et de la lumière sur la terrasse en été.
Parfois, on trouve dans certaines villes des cafés suspendus. Sur la petite ardoise, le patron en a écrit le nombre. Un café qu’un client a payé à l’avance, pour un autre client sans ressources et qui viendra, et pourra commander. Une jolie coutume, qui pratique une charité anonyme, sans imposer de remerciement. Café suspendu, c’est peut-être ça, le secret du café. Rester suspendu au-dessus de nos vies, dispenser un arôme chaleureux-amer, et, mine de rien, même quand il s’agit de quelques gouttes de ristretto très pures – peut-être davantage alors – donner à l’existence une expansion, changer la nature du temps. Suspendre.
La route côtière de Honfleur à Deauville. Une route pour flâner. On peut rouler tranquillement sans risquer un dépassement furibard. Tous les automobilistes y respectent un code non écrit de la balade admirative. Le pays d’Auge y joue une partition rare : cette onctuosité d’une herbe luisante et grasse plongeant dans la mer. La falaise n’est plus rocailleuse, mais fourrée. C’est tellement singulier et précieux, d’une paisibilité si spectaculaire qu’il faut bien un danger, une menace, un risque de négation. Ils y sont. Chaque année la route est plus bosselée, plus lézardée. Chaque année une remise en cause de ces villas prestigieuses de plaisir qui s’égrènent tout au long – Tu as vu ? La terrasse est complètement fissurée. Pourtant, le site de Villerville ne change pas. Devant l’abribus on voit surgir la silhouette de Belmondo jouant de la muleta. On sait bien qu’il suffirait de quelques pas en contrebas pour retrouver l’hôtel et le bar du Singe en hiver.
Mais je ne m’arrête pas. À quoi bon ? Ma mère ne marche plus qu’à peine. Il paraît qu’elle est morte il y a treize ans. Mais elle est là, puisque je ne m’arrête pas. Ce n’est pas étrange. Il manque juste ces petites phrases qu’elle aurait prononcées :
– Descends y faire un tour. Rien ne nous presse. Je suis très bien dans la voiture. La vue est magnifique.
Elle adorait découvrir ou retrouver des paysages en voiture. Les derniers temps, quand elle ne se déplaçait à peu près plus, je lui proposais des petits circuits quand elle venait en Normandie. Nous ne parlions pas beaucoup. Je sentais tellement en elle cette disposition princière à saluer les choses qui s’offraient, jolies comme les maisons du Bec-Hellouin devant l’abbaye, les allées normandes de la forêt de Beaumont, ou plus banales, mais transfigurées par ce sourire qui ne quittait pas ses lèvres. Oui, princière, d’une aristocratie née à la ferme de Brétounel, dans un hameau minuscule du Sud-Ouest. Nous avons dû aller deux ou trois fois ensemble à Honfleur et Deauville. Mais là, treize ans après, je sens qu’elle est là. C’est son sourire qui me vient, une présence si tranquille, le silence habité. Et pour moi tout à coup un bien-être palpable, et la sérénité d’une rédemption.
Quand elle est morte, je ne l’ai dit à personne, mais pendant de longs mois, peut-être même un an, je n’ai pas été assez triste. Je me rassurais parfois en relisant le début de Du côté de chez Swann. Le père de Charles Swann, lorsqu’on lui demandait comment il pensait à sa femme disparue, répondait : « Souvent, mais peu à la fois. »
Quand j’entendais Daniel Guichard chanter les mots de Jean Ferrat dans Mon vieux
J’aurais dû c’était pas malin
La vie en relief.
Philippe Delerm.
Seuil, 2021.