Le masque
Tomber le masque
La puissance de la vulnérabilité
Nous nous croisions depuis des années sans faire attention l’un à l’autre. Nous avions des amis communs, fréquentions le même lycée, ou entretenions depuis longtemps de bonnes relations professionnelles. Et puis un jour… Nous sommes devenus amis. Que s’est-il passé ? Qu’est-ce qui a changé, rendu la rencontre possible ? C’est une des énigmes de celle-ci : il arrive parfois qu’elle intervienne en un instant précis, après des mois voire des années de rendez-vous manqués. Pourquoi maintenant, à cet instant particulier ?
Une des explications possibles est que l’un de nous deux, peut-être les deux – mais quelqu’un doit ouvrir la voie –, s’est départi de son « meilleur profil », ce visage social présenté comme une carte de visite, pour se montrer sous un jour moins lisse, plus humain, plus sincère, et vulnérable. L’empathie, le partage sont difficiles quand chacun s’accroche à son image et refuse de se dévoiler. Lorsqu’en revanche nous assumons nos doutes ou nos craintes, lorsque nous osons les confier à autrui, cessons de tout calculer, de nous demander comment chaque mot sera reçu, alors un espace s’ouvre, et la rencontre devient possible.
Le mot « personne » vient du latin pers?na, qui renvoie au masque de théâtre. Selon cette étymologie, être une personne signifierait moins être un individu singulier doué de sa propre subjectivité, comme on l’entend aujourd’hui, que correspondre à son image sociale, bien jouer son rôle sur la scène de la société. Or, c’est précisément ce qui entrave la possibilité de la rencontre : si chacun suit scrupuleusement sa partition, s’applique à « tenir son rôle », il n’y a pas de place pour la surprise ou l’empathie. Mais quand tombe le masque (la pers?na), la véritable personne peut apparaître. En se montrant vulnérable, ou plutôt en cessant de masquer sa sensibilité, on permet à l’autre de nous atteindre, on devient intéressant, touchant. Il suffit parfois de se détacher du social pour s’attacher aux autres.
« Tu n’es aimé que lorsque tu peux te montrer faible sans provoquer une réaction de force », écrit Adorno dans les Minima Moralia. Nous pouvons en effet dévoiler nos faiblesses et donner l’occasion à autrui non d’affirmer son ascendant, mais d’exprimer son empathie ; alors il peut devenir notre ami.
Benoît XVI et le futur pape François
Les Deux Papes, film de Fernando Meirelles, avec Anthony Hopkins dans le rôle du pape Benoît XVI et Jonathan Pryce dans celui de Jorge Mario Bergoglio, le futur pape François, offre une belle illustration de cette idée de dévoilement pour aller vers l’autre. Il donne à voir la naissance d’une amitié entre deux hommes que tout semble opposer.
Benoît XVI est un grand bourgeois érudit, un homme de pouvoir, un conservateur. Il conçoit la papauté comme une fonction de gardien du dogme de l’Église – le « gardien du temple ». S’il lui arrive en privé d’être nuancé sur des sujets comme le célibat des prêtres ou l’homosexualité, il n’en montre rien dans ses prises de position officielles. Jorge Bergoglio, lui, est un homme simple, amateur de basketball et de football, ayant exercé différents métiers avant de devenir prêtre. Il se méfie du pouvoir et estime, en disciple de saint François d’Assise, qu’il n’y a pas de foi sans cette humilité dont Jésus a montré l’exemple. Heurté par le faste du Vatican, écœuré par les manœuvres de pouvoir dont le Saint-Siège est le théâtre, il est profondément meurtri par la manière dont les affaires de pédophilie continuent d’être minimisées ou étouffées par l’Église. Alors que Benoît XVI est parfaitement à l’aise dans ses souliers rouges vernis de pape, Jorge Bergoglio voudrait, lui, marcher pieds nus aux côtés des exclus et des dominés. Élu pape, il se fera appeler François pour inscrire ses pas dans ceux du Pauvre d’Assise. Au début du film – inspiré de faits réels –, on sent tout le mépris de Benoît XVI pour Bergoglio ; ses efforts pour justifier l’immuabilité du dogme malgré les secousses de l’histoire seraient sapés si ce Bergoglio venait à lui succéder.
Jorge Bergoglio obtient une entrevue, mais Benoît XVI rejette sa démission de son poste d’évêque de Buenos Aires. En désaccord avec la politique du pape, il est pourtant impossible à Bergoglio de poursuivre sa mission. Leur confrontation est pleine de violence contenue : deux visions de la papauté s’affrontent et, par-delà, deux visions du christianisme, de la foi. Bergoglio veut réformer une Église qui s’est éloignée de la parole de Jésus autant que de son époque. Pour Benoît XVI, au contraire, une institution ne peut jouer son rôle qu’à la condition de demeurer identique à elle-même, immuable jusqu’au cœur du tumulte de l’histoire. Dans « institution », affirme-t-il en substance, il y a « tuteur » ; pour que la plante pousse droite, il faut que le tuteur reste fixe et la soutienne. Tandis qu’ils évoluent dans le luxueux jardin de la résidence d’été du Vatican, chacun campe sur sa position. Ils s’affrontent, mais ne se rencontrent pas tant l’un et l’autre sont persuadés d’avoir raison. Sur la question des prêtres pédophiles, Benoît XVI ose évoquer le pardon, difficile certes mais comme l’est tout pardon : les prêtres sont des pécheurs comme les autres… « Quand on ne protège pas assez les potentielles futures victimes, lui rétorque sèchement Jorge Bergoglio, cette évocation du pardon est inaudible. » Il reste courtois, mais l’attaque est rude : il reproche au pape son silence et lui laisse entendre qu’il y voit, plutôt de l’indulgence, de la complicité. Ils ne peuvent se rencontrer parce que chacun se trouve précisément face à la personne attendue. Bergoglio est exaspéré par la rhétorique parfaite mais sans cœur de Benoît XVI. Ce dernier ne supporte pas la manière dont François le rappelle sans cesse au message de Jésus. En insistant pour que Benoît XVI accepte sa démission, Bergoglio est à la limite de l’affront. En la rejetant systématiquement, Benoît XVI lui rappelle que c’est lui qui détient le pouvoir. Ils se séparent sur ce désaccord, mais vont se retrouver quelques heures plus tard, et c’est celui dont on attend le moins – le pape Benoît XVI – qui va tomber le masque le premier.
Charles Pépin.
La rencontre.
Allary Éditions, 2021.