Surprenant
UN TOMBEAU DANS LES SABLES ROUGES
Myosotis : du grec, « ne m’oublie pas ».
– On dirait qu’il nage.
– On dirait qu’il vole ! Regarde : ses bras sont écartés. Il se stabilise dans l’air. Il étend ses ailes. Il plane au-dessus des animaux. Il frôle les cornes des antilopes, il effleure les croupes : il lévite dans l’espace, il flotte comme un songe.
– Un chaman ?
– Probablement. L’hypothèse a été forgée il y a longtemps. Ce n’est qu’une supposition. Mais elle a le mérite de distiller un peu de poésie dans ces âpres parages. C’est la représentation d’un esprit humain qui, sous l’influence de drogues végétales, s’extirpe de la chair pour accomplir un voyage en suspension dans les sphères de la supra-conscience. Tu comprends ? Il pénètre dans l’âme des animaux qu’il survole. Il choisit sa proie. Il s’immisce en elle, la possède, l’envoûte. Et, quand il s’y est fondu, il peut y puiser sa force, lui expliquer les raisons de sa chasse, lui demander pardon, lui dire son estime… C’est comme la photographie des visions d’un artiste en état second, des hallucinations qui hantaient sa transe. C’est une projection sur écran de la psyché altérée d’un chasseur néolithique.
Ils étaient debout devant la muraille, l’œil rivé aux gravures rupestres qu’ils avaient découvertes dans une grotte du plateau de l’Oustiourt, au centre de ce vaste socle qui sépare la mer d’Aral de la Caspienne. Oxanna livrait ses explications à Dima pendant qu’il photographiait et prenait des relevés.
– Qu’en penses-tu ? demanda-t-il.
– Que c’est un site majeur, répondit Oxanna. Certes, ce n’est pas la première découverte de représentations chamaniques dans l’Oustiourt, mais ce qui m’intrigue ici, c’est que nous sommes juste à côté d’un grand centre de culture zoroastrienne. Il y a eu ici la superposition extraordinaire de deux époques d’épanouissement artistique. Des chasseurs qui voyageaient dans leurs rêves, puis plus tard des bâtisseurs de cité qui adoraient le soleil… du beau monde ! Presque au même endroit !
Elle était émue de se tenir avec lui au fond de la grotte, dans la sombre fraîcheur. L’instant concentrait les deux ingrédients nécessaires et exactement suffisants à son bonheur : la découverte scientifique et la présence de l’homme qu’elle aimait. Il s’aperçut qu’elle s’était rapprochée de lui et qu’elle lui tenait le bras. Il eut un gentil mouvement pour se dégager.
– Il est temps d’y aller, j’ai relevé la position de l’abri. Sacha nous attend à la voiture.
Elle se sentait ridicule. Une fois encore, il l’avait repoussée. Et, même s’il y mettait une délicatesse extrême, chacune de ses rebuffades lui était un coup au cœur. Elle resta un moment, seule, devant la danse ésotérique qui s’appropriait la paroi. Le sol millénaire qu’avaient foulé les pieds nus d’un artiste accueillit une larme, aussitôt bue. Ce sable avait été lavé par les eaux de l’océan aux époques oubliées, quand Caspienne et Aral appartenaient à la grande mer originelle. Puis les forces souterraines avaient soulevé le socle, et le plateau de l’Oustiourt naissant avait quitté le fond des eaux pour accueillir la vie terrestre et les Hommes.
Oxanna essuya ses paupières et sortit de la grotte, laissant le chaman à la lévitation qu’il avait entreprise six mille ans auparavant.
Ils reprirent la route. Ils quittèrent les ruines de Beleu. Ils ne parlaient pas. Sacha conduisait vers le sud-ouest, la Caspienne, dans la direction de l’escarpement d’Uval Muzbel qu’ils avaient décidé de fouiller.
– Il y aura peut-être des traces rupestres dans les éboulis, au pied des talus… avait dit Oxanna.
Depuis plus d’un mois, les trois Russes naviguaient de versants de grès en dépressions salées, roulant sur les glacis, défrichant leur itinéraire dans des horizons vierges. Ils exploraient le moindre bombement, décortiquaient chaque anomalie du relief, traquaient la moindre cavité, la plus étroite caverne qui aurait pu abriter les ardeurs artistiques d’un sculpteur ou d’un peintre. Ils collectaient les fossiles qui reposaient – privés de leurs eaux – à ciel ouvert. Ils dessinaient, cartographiaient, relevaient et annotaient. Ils lisaient les signes que l’Oustiourt disposait sous leurs yeux. La région qui avait autrefois servi de voie d’accès au tzar pour conquérir les terres du sud excitait à présent la curiosité des Soviétiques. Les commissaires des Politburos avaient la passion d’étudier leur territoire. Ils aimaient par-dessus tout les leçons de choses, les classifications, les études. Ils auraient mis leur Union dans un musée…
La Lada des trois Russes forçait les pentes vers l’inconnu. Le comité d’exploration scientifique de Tachkent avait fourni le véhicule. Chaque république de l’Union contribuait à la progression des connaissances, mais c’était toujours Moscou qui, la première, recevait et traitait les informations.
Ils sillonnaient à présent une zone de dépressions salées dont le sol croûté et parfaitement lisse offrait aux pneus de Sacha le velouté d’un tarmac. Les basses cuvettes se succédaient en chapelet. Entre deux effondrements, ils regagnaient le plateau en s’y juchant à coups d’accélérateur. L’Oustiourt, vieille carapace rabotée depuis des siècles par les vents des steppes, déroulait sous le ciel sa surface brûlée. Parfois la Lada traversait un champ de broussailles sèches poussées à hauteur de cheville. C’était à cette pauvre couverture que les troupeaux sauvages d’antilopes et de chameaux devaient la vie. On voyait les bêtes en sursis divaguer dans le lointain. L’hiver, quand par malheur la pluie tombait sur le plateau, il suffisait de quelques jours de gel pour qu’une gangue de glace interdît aux animaux d’accéder à leur pitance. Les cadavres jonchaient alors le sol.
Sylvain Tesson.
Vérification de la porte opposée.
Libretto, 2021.