Autour du numérique
Autre philosophie, autres pionniers : quelques mois plus tôt, à Amsterdam, nous nous sommes intéressé aux militants de la Waag Society8. Ils se sont coalisés autour d’une vision radicalement différente des objectifs du numérique. La Waag est un organisme qui prône en effet un numérique au service du bien-être social. En son sein, l’ingénieur Henk Buursen enseigne à ses élèves venus du monde entier le fonctionnement des téléphones mobiles et des logiciels pour qu’ils se les réapproprient. « Les robots, l’intelligence artificielle (IA), sont fabriqués par l’homme. Mes étudiants ne doivent pas oublier que ces technologies ne fonctionnent que grâce à eux, et pas séparément d’eux », affirme-t-il. À l’image de la Waag, des communautés d’hommes et de femmes que nous pourrions appeler les « frugaux-résilients » se multiplient à travers le monde. Comme les animateurs des réseaux LibrePlanet9 et Framasoft10, ils croient aux vertus des logiciels en accès libre (tels que Linux11). Ils jurent souvent par les low tech, ces « basses technologies » à la fabrication simplifiée, donc plus facilement réparables et recyclables. Selon eux, l’avenir du numérique passerait plutôt par la décroissance de son usage, et même par une « dénumérisation » de nos sociétés. La relocalisation des réseaux Internet est également au cœur de leurs préoccupations : on en trouve une première mise en œuvre avec les réseaux de communication Mesh et Guifi12 qui opèrent déjà à l’échelle locale, en Catalogne, en Inde ou en Afrique du Sud.
Cette éthique pourrait-elle inspirer nos gouvernants ? Un passionnant rapport du think tank The Shift Project affirme que, face à l’aggravation de l’impact écologique de la vidéo en ligne, « le rôle des pouvoirs publics […] est de permettre la priorisation de certains usages par rapport à d’autres, sur la base de leur pertinence, de leur caractère essentiel, au service de l’intérêt général13 ». Hiérarchiser les usages revient à révoquer le sacro-saint principe de neutralité du Net, selon lequel tout un chacun peut accéder à n’importe quel contenu sur le Web, quels que soient son identité et ses besoins. On décèle ici les premiers éléments constitutifs d’une entité politique que nous pourrions qualifier de « gouvernement vert sombre » et que des chercheurs appellent de leurs vœux : un régime fort qui œuvrerait à limiter la pollution numérique au moyen de politiques restreignant certaines libertés publiques. La consommation de services numériques pourrait être encadrée par des quotas de connexion et des contraintes techniques, telles que la limitation du débit des infrastructures. Le stockage des seules données jugées « essentielles au bien commun » (data à caractère médical, militaire, financier) serait privilégié. L’économie des données étant réduite à sa portion congrue, l’accès à Internet serait en partie payant. On choisirait, enfin, de ne pas franchir certaines frontières technologiques, telles que l’IA forte ou l’informatique quantique, dont les effets négatifs seraient considérés comme supérieurs aux bénéfices attendus.
Nos rues de l’avenir seront probablement une hybridation de ce large éventail de solutions qui fermentent aujourd’hui aux quatre coins du monde. Gageons que les hommes et les femmes qui les portent puissent, au-delà de leurs divergences de vues, se retrouver autour de solides objectifs partagés. À commencer par celui d’enfanter un écosystème qui ne poursuive pas la seule ambition que celle de se dépasser lui-même. Un monde où l’on se soucie d’améliorer le présent effectif et vécu, avant de promettre un futur aussi magnifié qu’hypothétique. Un outil qui nous aide à comprendre l’époque dont nous sommes les géniteurs car, comme l’écrit l’essayiste et philosophe allemand Byung-Chul Han, « ce nouveau média nous reprogramme sans que nous puissions saisir le changement de paradigme radical qu’il met en jeu14 ».
Le consensus le plus difficile à faire émerger portera probablement sur la juste place que l’homme occupera, à l’avenir, aux côtés des technologies. Nous avons coutume de considérer le numérique tel un messie venu parmi les hommes pour les sauver. Or, nous devrions admettre, de concert, que la réalité est beaucoup plus prosaïque : il ne s’agit, en tout et pour tout, que d’un outil créé à notre image. Cette technologie est – et sera – ni plus ni moins écologique que nous le sommes. Si nous nous plaisons à gaspiller des ressources alimentaires et énergétiques, le numérique permettra d’accentuer cette inclination. Si au contraire nous souhaitons éveiller au-delà des frontières un puissant élan de générosité, nous mobiliserons des légions de volontaires en un rien de temps. L’outil œuvre comme un catalyseur de nos initiatives quotidiennes, les moins honorables comme les plus nobles. Il amplifie notre legs aux générations futures. Aux démiurges que nous sommes devenus, largement inconscients des incommensurables pouvoirs dont nous avons désormais la responsabilité, le numérique nous invite, finalement, à mûrir cette puissante injonction du mahatma Gandhi : « Soyez le changement que vous désirez voir en ce monde. »
L’enfer du numérique.
Guillaume Pitron.
Les liens qui libères, 2021.