Capitaine Marleau
Capitaine Marleau, Platon et Husserl
Faut-il se fier aux apparences ?
« L’habit ne fait pas le flic. »
CAPITAINE MARLEAU DANS CAPITAINE MARLEAU, SAISON 1, ÉPISODE 3, 2017.
En trois années, la capitaine de gendarmerie Marleau, héros récurrent de la série française du même nom, s’est imposée comme une nouvelle figure culte du genre pourtant déjà bien investi de la série policière. Plus proche de l’inspecteur Colombo que des experts de Miami, Las Vegas ou d’ailleurs, elle se distingue surtout par une dégaine singulière : savant mélange de franc-parler, de nonchalance et de vêtements usés, à quoi il faut ajouter une chapka qu’elle ne quitte quasiment jamais. Bref, la capitaine Marleau ne ressemble absolument pas à un capitaine de gendarmerie. Et tel est le secret de sa méthode si particulière : « J’ai tellement l’air pas fute-fute que les gens ont pitié de moi et finissent par s’accuser de tout et de n’importe quoi. » Les coupables de la série se laissent donc facilement tromper par son apparence.
Mais son apparence est-elle vraiment trompeuse ? Si la capitaine Marleau se distingue de tous les autres enquêteurs n’est-ce pas précisément du fait de son apparence ? Dès lors, ne faut-il pas au contraire se fier à son apparence comme étant l’expression extérieure d’une méthode d’investigation qui reflète exactement sa personnalité ?
Le jeu trompeur des apparences
La capitaine Marleau ne ressemble pas à un capitaine de gendarmerie, et pourtant c’est bien ce qu’elle est. Les suspects ne s’en méfient donc pas comme ils le devraient et finissent par être pris au piège. Le problème de l’apparence, c’est qu’elle est première. Elle s’impose à nous avec la force de l’évidence. C’est ce que l’on voit, ce que l’on touche, ce que l’on sent. Et puis on n’a pas vraiment le temps de questionner les apparences : il faut bien agir.
Le philosophe Platon fait justement commencer sa philosophie par la critique des apparences. Pour Platon, les apparences sont trompeuses parce qu’elles ne sont que des versions particulières de réalités que nous ne prenons pas le temps de connaître. Si je m’appuie sur la vue d’un seul triangle pour savoir ce qu’est un triangle, je deviens incapable d’identifier les triangles qui ne ressemblent pas à celui que j’ai vu. L’apparence du triangle ne me fait donc pas connaître l’être du triangle. Une apparence n’est qu’une apparence, elle est instable et change avec le temps ou en fonction de celui qui la perçoit. Si on lui fait confiance, comment ne pourrait-elle pas nous tromper ?
Marleau joue de son apparence : elle sait qu’elle ne s’habille pas comme un capitaine de gendarmerie, qu’elle ne parle pas et qu’elle ne se comporte pas comme ce que l’on attend d’elle, et c’est ce qui lui permet d’observer les suspects sans éveiller de méfiance. Le jeu est assez subtil : c’est en enfermant les suspects dans la confusion de son style décalé qu’elle fait apparaître la vérité. D’une certaine façon, cela revient à prêcher le faux pour obtenir la vérité. On le sait pourtant depuis Colombo : un imperméable froissé, un air brouillon et une vieille guimbarde deviennent des armes redoutables pour découvrir la vérité. Mais, plus que des apparences en elles-mêmes, le problème ne vient-il pas des jugements que l’on porte sur ces apparences ?
« Moche comme un pou »
Certes, Marleau n’est pas très bien habillée, mais son apparence n’est trompeuse que pour celui qui la juge trompeuse : pour celui qui s’attend à ce qu’une capitaine de gendarmerie ait une autre apparence. En tant que telle, l’apparence n’est donc coupable de rien. C’est le jugement porté par celui qui l’observe qui conclut mal ou trop vite.
Au lieu de critiquer les apparences, le philosophe Husserl considère au contraire qu’il faut leur faire toute leur place. Les apparences ne sont pas comme des couches ajoutées qui masqueraient les choses ou les êtres. Elles sont au contraire la face visible de l’être. Marleau apparaît donc à travers sa parka, ses gros pulls, sa chapka, son côté taiseux parfois et son humour grinçant d’autres fois. Pour Husserl, la seule connaissance à laquelle nous pouvons vraiment accéder passe par « un retour aux choses mêmes », ce qui implique de tenir compte de la manière dont elles apparaissent. Parce que les apparences sont le seul fondement de notre expérience vécue et donc de notre connaissance du monde. Marleau n’est donc rien d’autre que l’ensemble de ses apparences. Elle est telle qu’elle apparaît et, si on l’écoute bien, elle ne dit rien d’autre : « Vous savez pourquoi on dit de moi que je suis moche comme un pou ? […] Parce que c’est vrai ! Quand je m’accroche, je leur ressemble, je suis comme ça ! » Fidèle à ses apparences, Marleau se révèle telle qu’elle est : accrocheuse, déterminée, observatrice. Elle enquête comme on chasse à l’affût : elle reste tapie et attend que le coupable passe. Pas étonnant qu’elle soit habillée comme si elle sortait d’une forêt.
Il faut donc se fier aux apparences pour ce qu’elles sont : l’expression d’une vérité première. L’erreur de tous les coupables que la capitaine Marleau parvient à arrêter, c’est finalement qu’ils ne font pas assez attention à la façon dont Marleau se présente à eux. S’ils la regardaient vraiment, ils comprendraient qu’elle n’a peut-être pas les habits d’un flic, mais qu’elle a la tenue et le comportement de quelqu’un qui ne les lâchera pas.
Thibaut de Saint Maurice.
Des philosophes et des héros.
Editions First, 2019.