Tout petits
Deux ans plus tard, je me décide, encouragée par mes enfants qui ont vu combien ce sujet me tenait à cœur et m’inquiétait, à diffuser sur YouTube une vidéo d’alerte, pour partager mes observations avec le plus grand nombre : parents, professionnels, instances de santé. Le Dr Isabelle Terrasse, médecin de PMI dans le même département et alertée également sur ce sujet, accepte volontiers de faire figurer nos deux noms dans la vidéo. Nous sommes le 1er mars 2017.
Rapidement, après la mise en ligne de ma vidéo, j’ai été contactée par de nombreux professionnels de la santé et de l’éducation : psychologues, orthophonistes, pédiatres, pédopsychiatres, médecins scolaires ou de PMI, psychomotriciens, enseignants… Parmi eux : la psychologue Sabine Duflo, dont j’avais lu en 2015 dans le journal Le Monde le passionnant article sur les dangers des tablettes3.
Tous faisaient les mêmes constats. Comme moi, face à ces troubles en augmentation, ils se questionnaient sur le rôle des écrans, lesquels ont envahi, au quotidien, le monde de l’enfant comme celui des parents. Et si, pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, un progrès technologique faisait obstacle au développement du jeune enfant ?
De tous côtés, des voix se lèvent :
« Nous faisons face à une crise éducative majeure. La PMI, les psychologues et les médecins scolaires ne sont pas assez nombreux pour voir tous les enfants que nous leur signalons. À la crèche, on ne peut plus faire d’activité avec quatre enfants. On ne fait plus du tout le même travail aujourd’hui qu’il y a quinze ans. Les troubles du spectre autistique sont une véritable pandémie. »
En mars 2018, des directeurs d’écoles maternelles de l’Essonne fondent le collectif ÉCRAN (Écoles pour la régulation et l’accompagnement du numérique) et adressent une lettre ouverte au ministère de l’Éducation nationale et au ministère de la Santé
« pour alerter sur le fléau des écrans qui touche de plus en plus de jeunes enfants. D’autres causes existent, mais dans la majorité des cas, la surexposition aux écrans est identifiée comme cause d’échec scolaire. Nous travaillons au quotidien avec des professionnels de santé (orthophonistes, médecins, psychomotriciens) qui tous s’accordent sur le même constat : la surexposition aux écrans occupe une part croissante de leur travail. Toutes les aides apportées ont par ailleurs une portée souvent limitée quand la surexposition aux écrans n’est pas traitée. »
Sabine Duflo souffle alors l’idée de réunir dans un collectif une dizaine de professionnels, animés par les mêmes interrogations et forts des mêmes convictions, pour alerter les parents, informer les professionnels et interpeller les pouvoirs publics : c’est la naissance du collectif CoSE (Collectif surexposition écrans).
Depuis sa création, CoSE a été à l’initiative de nombreuses actions. Nous avons publié de nombreux articles dans la presse scientifique ou grand public, en particulier quatre tribunes dans Le Monde et cinq dans Le Figaro4. Nous avons participé à de nombreux reportages télévisés et radiophoniques et nous nous sommes exprimés lors de nombreuses tables rondes et colloques médicaux.
En outre, comme ma vidéo avait été amplement diffusée par les médias, stupéfaits par ce que je décrivais et sentant la nécessité de relayer cette alerte, de très nombreux parents ont pu également la visionner. En mai 2021, elle comptabilise 426 000 vues. De tous les coins du monde, ils m’écrivent et témoignent de progrès rapides et très importants à l’arrêt des écrans :
« Cela fait exactement dix-neuf jours que j’ai totalement arrêté les écrans pour mon fils de 20 mois. Théo a cessé le flapping, il sourit beaucoup plus, il dort (avant il se réveillait souvent la nuit), il joue avec ses jeux et a délaissé les portes et les placards. Il recommence à babiller doucement alors que juste avant l’arrêt des écrans, c’était silence radio », m’écrivait une maman en avril 2018.
Quelques mois après, pour quantifier le phénomène, je me décide à recueillir les données issues des dossiers des enfants que les écoles, les crèches et les haltes-garderies m’avaient signalés au cours de l’année scolaire 2016-2017. Viry-Châtillon est une ville moyenne de 31 000 habitants, avec des quartiers plus ou moins favorisés. Elle accueille, au sein de ses douze écoles maternelles publiques, 981 enfants en classes de petite et moyenne section. Au sein de cette population, 35 enfants m’étaient signalés en difficulté il y a quinze ans ; 220 au moment où j’ai recueilli les données. Sept fois plus. J’ai choisi de me focaliser sur les enfants les plus en difficulté, ceux qui avaient besoin d’une aide prioritaire. Parmi ces 154 enfants, je remarquai déjà qu’il y avait 74 % de garçons et 26 % de filles. Au sein de ce groupe, je relevai plus précisément que :
– 65 % des enfants avaient un mauvais contact visuel avec moi.
– 46 % n’arrivaient pas à se concentrer ni à se poser.
– 43 % ne comprenaient pas une consigne simple telle que « donne le cube à papa ».
– 36 % avaient des troubles graves de la relation et de la communication.
– 28 % ne réagissaient pas à leur prénom.
– 25 % étaient agressifs, voire violents.
Ensuite, je notai les habitudes familiales et je remarquai que 90 à 98 % des enfants présentant ces symptômes étaient surexposés aux écrans, c’est-à-dire plus de quatre heures par jour, y compris la télévision allumée en arrière-plan. Car à mesure que les écrans m’apparaissaient comme responsables de nombreux troubles, je posais des questions de plus en plus précises sur leur place au sein du foyer.
Les tout-petits face aux écrans.
Docteur Ducanda.
Editions du rocher, 2021.