Frais
Au commencement
Telle que vous me voyez là, je suis dans ma cuisine, assise dans le silence. Si je ne bouge pas, il ne se passera rien. Personne ne toquera à ma porte pour me demander si je veux un café ou si je peux lui photocopier un dossier. Le téléphone ne sonnera pas pour me donner quelque chose à faire. Le téléphone ne sonne plus.
Je dois bouger, me bouger. Je le sais. Je fais tout ce que je peux, je crois. J’ai passé les derniers mois devant mon ordi à chercher un nouveau travail. J’ai lu des tonnes de petites annonces, écrit des dizaines de lettres, attendu des jours, des semaines, reçu des réponses parfois, négatives toujours. Les enveloppes portent mon nom, Perrine Delafoy. Avant de les ouvrir, je lis Delafoy – de-la-foi – et je me dis : « Peut-être que cette fois… » Avec un nom pareil, je m’efforce d’être optimiste. De la foi, j’en ai eu beaucoup mais maintenant… maintenant, mon stock s’épuise. Soyons réalistes. La comptabilité est désormais confiée à des machines ou à des gens qui vivent dans des pays où les salaires sont plus bas qu’ici. Et puis, j’ai cinquante ans. Officiellement, tout va bien. Je suis en pleine forme, bourrée de compétences, « au summum de mon art », comme on dit. Mais pour la société, ma date de validité semble dépassée. Je suis un vieux yaourt à qui on conseille plus ou moins gentiment de se recycler. C’est déjà une bonne nouvelle : je suis recyclable ! Mais en quoi ? Il y a plein de jeunes qui sont déjà formés dans tous les domaines et qui sont quand même au chômage…
Je suis là, dans ma cuisine, avec le temps pour seul compagnon, le temps qui s’étire infiniment. Les heures se font longues, les jours interminables. Mon premier ennemi est l’ennui dans lequel je m’enlise.
Alors, pour oublier ce temps infini, je passe des heures sur Internet. Après les sites d’annonces d’emploi, je divague doucement de clic en clic. Une heure, deux heures, la matinée… Je tente d’oublier ce que je suis devenue : une chômeuse qui vit aux frais de la société. Une inutile qui traîne sa déprime toute la journée, toute la soirée et jusque dans son lit. En fait, je ne sors quasiment plus. Je n’ose plus aucune dépense superflue. M’inscrire dans un club de gym, faire du shopping avec les copines, ce n’est plus possible, je me l’interdis. Mon mari craint que je tombe en dépression et m’encourage à vivre comme avant mais j’ai trop mauvaise conscience. C’est peut-être un défaut professionnel – une comptable, ça compte ses sous – ou bien alors la peur que l’avenir soit encore plus difficile…
À propos d’avenir, mon amie Marlène est enceinte. C’est arrivé comme ça, ce n’était pas prévu et ça ne tombe pas très bien. Elle va devoir s’arrêter et comme elle travaille au noir, elle n’aura pas de rentrée d’argent pendant un bon moment. Son mari est agriculteur, il gagne à peine de quoi nourrir les bêtes. Un bébé, ça promet beaucoup de dépenses. Comment vont-ils faire pour s’en sortir ?
Presque sans y penser, je tape dans un moteur de recherche « layette bébé pas chère ». Je tombe sur un site de petites annonces, je fais défiler les pages sans vraiment les regarder lorsque, soudain, j’ai une idée. Je pourrais passer une annonce, moi, pour demander si quelqu’un aurait des vêtements et tout ce dont rêve une jeune maman : berceau, commode à langer, baignoire, poussette… la liste est longue. Je tente ma chance : « Je cherche, pour une amie dans le besoin qui attend son premier enfant, tout ce qu’il faut pour bien accueillir son bébé. Si possible gratuit ou à tout petit prix. D’avance un grand merci ! Perrine. Contact : perrine.17@yahoo.fr »
Ce serait chouette si je pouvais l’aider. Cette idée me donne un peu d’énergie et je remarque que le soleil brille. Je vais aller faire un petit tour, ça ne coûte rien et bouger me fera du bien.
Pour éviter d’aller en ville vers les magasins et les tentations, je prends le chemin le long du canal derrière la maison. Selon la météo de mon humeur, il peut être lugubre ou ravissant.
Je suis assez contente de mon idée pour Marlène. J’imagine en marchant le trousseau de son bébé et ce que je pourrais peut-être lui apporter. Nous sommes mi-février, le printemps pointe le bout de son nez. L’air est délicieusement clair et doux, les oiseaux s’époumonent à réveiller la nature.
C’est en passant sous le pont de la nationale que j’ai entendu comme un piaillement. Ça sortait de sous un pneu qui traînait par terre. Je me suis penchée et me suis retrouvée nez à nez avec un chien tout efflanqué. Il n’était vraiment pas beau. Son poil sali et collé par plaques le rendait repoussant. Il ressemblait à un fox-terrier, pas très grand, le poil frisotté, les oreilles pointées en l’air. Sa couleur n’était pas reconnaissable, il était sans doute blanc sous la crasse. Quand il m’a vue, il s’est mis à battre de la queue, plein d’espoir, mais il est resté couché. Il ne semblait pas capable de se lever. Avait-il été jeté d’une voiture par un maître sans scrupule qui s’était débarrassé de lui comme d’un vieux jouet ? Nous nous trouvions juste sous la nationale. Était-il blessé ou malade ?
J’ai enlevé ma veste et me suis approchée doucement de l’animal. Il a réagi gentiment en me léchant la main. Je l’ai enveloppé dans ma parka et l’ai pris dans mes bras pour le ramener à la maison. Il s’est tout de suite arrêté de pleurer. C’était bon signe. En marchant vers la maison, je remarquais que tenir cette bête contre moi me faisait du bien. Mais je me demandais ce que je devais faire. L’emmener chez le vétérinaire ? Ça allait me coûter une fortune et puis peut-être qu’il n’était ni malade ni blessé mais seulement affamé.
Arrivée à la maison, j’ai cherché dans le frigidaire des restes susceptibles de lui plaire. Un peu de jambon et une tranche de pâté, j’ai ajouté le risotto de la veille. Il a avalé le tout sans hésitation. Il aurait pu manger le double mais je n’avais rien de plus. Il faudrait que j’achète de la nourriture pour chien et une laisse. Pour commencer, je l’ai installé devant le radiateur sur une vieille serviette de bain. Comment l’appeler ? Il ne portait pas de collier et je ne savais pas si c’était un mâle ou une femelle.
J’ai fait bouillir de l’eau et l’ai observé en buvant mon thé. Il dormait roulé en boule sur sa serviette, rassasié, rassuré, et de le voir là, chez moi, me faisait chaud au cœur. Sa présence apportait comme une douceur dans la maison. Mais qu’allait en penser mon mari ? Martin adorait les chiens et ne ferait sans doute pas trop d’histoires pour que je le garde. Il rentrera tard ce soir, comme d’habitude, fatigué par sa journée et préoccupé par son travail, ai-je pensé. Je lui dirai qu’avoir un chien m’obligera à sortir plusieurs fois par jour et à m’activer un peu. Cela le convaincra, j’en suis sûre. Mais il faudrait que je rende ce toutou plus attirant. Un petit bain ne serait pas du luxe.
À ce moment-là, mon portable a bipé. Un courriel était arrivé. Tiens, un courriel ? Qui pouvait m’écrire ? C’était un message du site de petites annonces : « Bonjour Perrine, mes enfants sont grands et je n’ai pas le courage de trier toutes leurs affaires pour les emporter au magasin d’occasions. Si vous voulez bien venir voir, je serai contente d’aider votre amie et je ferai des tout petits prix. Appelez-moi au 06 56 78 90. Sidonie. »
C’était mon jour de chance ! D’abord, j’avais trouvé un chien et maintenant, peut-être une layette pour Marlène ! J’ai immédiatement appelé le numéro indiqué et nous avons pris rendez-vous pour la semaine suivante.
Je trouvais tellement sympa que cette femme soit si généreuse avec une inconnue comme moi que je réfléchissais à ce que je pourrais lui apporter pour la remercier. Elle avait dit au téléphone que ses fils avaient deux et quatre ans… Mais j’ai dû en rester là de mes réflexions, car j’ai senti une présence à mon côté. Le chien était assis près de ma chaise, les yeux tendus vers moi.
« Comment ça va, le chien ? Tu as bien dormi ? »
Il frétillait de la queue, les yeux souriants. Il n’avait plus du tout l’air malade.
« On va se promener ? »
Cécile Pardi.
Les semeurs de bonheur.
Albin Michel, 2019.