Baloo
Le Livre de la jungleCultivons les désirs nécessaires !Baloo, porte-parole d’Épicure
« Tout est résolu lorsque l’on se passe des choses superflues. »
Nombreuses sont les histoires sur la jungle de l’Inde mais aucune n’égale en singularité celle d’un petit garçon nommé Mowgli. Cette histoire commença par un cri. Dans le silence de la forêt un bruit inédit se fit entendre. C’était un cri que l’on n’avait encore jamais entendu dans cette partie reculée de la jungle. C’était le cri d’un petit d’homme.
Le bébé fut découvert par une panthère, Bagheera. Sans aucun soin, il allait mourir. Or, le village habité par des hommes le plus proche se trouvait à des jours de marche. Bagheera eut alors une lumineuse idée. Un ménage de loups qu’il connaissait venait d’avoir une portée de beaux petits louveteaux. Ils adoptèrent l’enfant sans tarder.
La saison des pluies étant passée dix fois, Mowgli, qui avait grandi, était devenu un jeune enfant chéri par ses parents et adoré par ses frères loups. Bagheera qui venait souvent l’observer jugeait même qu’aucun fils d’homme n’avait été aussi heureux. Et pourtant, il était écrit qu’un jour, Mowgli devrait retourner vers ses semblables.
Un soir, le conseil des loups fut réuni en urgence. Le tigre, Shere Khan, avait été aperçu chassant dans la jungle. Cette assemblée allait bouleverser la vie de Mowgli. Les loups décidèrent à l’unanimité que Mowgli devait retourner parmi les hommes. C’est Bagheera que l’on chargea de cette mission.
Sur leur route, Bagheera et Mowgli croisèrent d’abord un vicieux serpent doué du don d’hypnose. Ils rencontrèrent aussi un drôle de régiment d’éléphants mené par un commandant rigoriste. Mais la rencontre la plus étonnante qu’ils firent fut celle d’un philosophe. Oui, un philosophe, au milieu de la jungle ! Vous ne voyez pas ? Il s’agit de l’ours Baloo, bien sûr !
À en croire Bagheera pourtant, Baloo n’est que le gros lourdaud bouffi de la jungle. Et alors que Baloo donne à Mowgli une leçon de combat, Bagheera juge qu’il est un très mauvais professeur. Un mauvais professeur de combat peut-être… mais c’est que Baloo est en vérité un professeur de philosophie !
IL EN FAUT PEU POUR ÊTRE HEUREUX.
En effet, la leçon de combat est aussitôt suivie d’une leçon de vie. Puisque Mowgli est menacé et va avoir besoin de savoir comment survivre, notre ours philosophe décide alors de lui apprendre tout ce qu’il sait. Et tout ce qu’il sait tient en une maxime lapidaire : « Il en faut peu pour être heureux. » Tout ce qu’il faut savoir tient dans cette phrase. C’est peu ? Mais c’est simplement qu’il faut la comprendre !
Lorsque Baloo soutient qu’il en faut peu pour être heureux, il veut dire que l’on peut et que l’on doit apprendre à se satisfaire du nécessaire. Et qu’est-ce qui est nécessaire en vérité ? Un peu d’eau fraîche et de verdure que la nature, généreuse, nous procure d’elle-même. Quelques rayons de miel et de soleil. Voilà la clé du bonheur. Savoir réformer ses désirs en sorte d’apprendre à jouir de l’essentiel sans sombrer dans la quête qui ne saurait être achevée d’une maximisation permanente.
Pourquoi rêver d’un château quand on peut dormir sous les frondaisons ? C’est toute la jungle qui, de Baloo, forme la maison. Et les abeilles qui butinent ici et là œuvrent pour lui donner le miel qui lui est nécessaire et suffisant.
Les hommes sont malheureux car ils sombrent dans une quête de l’illimité alors qu’en vérité, il en faut très peu pour être heureux. Un homme inquiet ne saurait être dit heureux. Le bonheur consiste dans la quiétude. Pour l’atteindre, il faut donc appliquer la recette de Baloo et chasser de notre esprit tous nos soucis. Oui, il faut rire et sauter et danser et chanter !
Ajoutons qu’il faut se garder de convoiter des biens dont le plaisir qu’ils procurent sera mêlé à de la souffrance. Cueillir une banane se fait simplement mais en revanche, si le fruit de nos rapines est tout plein d’épines, alors le plaisir s’en trouve altéré. Si l’on chipe des fruits sans épines, nul besoin de faire attention. Ainsi, il faut choisir encore une fois le bon objet du désir c’est-à-dire celui qui nous procurera le plaisir le plus pur qui soit.
Lorsque l’on a appris ainsi à se satisfaire du nécessaire et que l’on sait se passer de choses superflues, on est un ours très bien léché. Autrement dit : on est heureux.
PARMI NOS DÉSIRS LES UNS SONT NATURELS, LES AUTRES VAINS.
Quoi de plus philosophique ? Baloo est le porte-parole dans la jungle d’un philosophe de l’Antiquité qui s’appelle Épicure. Pour ce dernier, comme pour notre ours philosophe, le souverain bien, c’est le bonheur. Et le bonheur, c’est le plaisir. Pas n’importe quel plaisir toutefois : celui que procure l’absence de troubles, c’est-à-dire l’absence de souffrances physiques et morales.
Pour atteindre ce souverain bien, il faut philosopher, nous apprend Épicure. Si le bonheur dépend du choix que nous ferons d’un bon objet de désir, il faut s’exercer à reconnaître en toutes circonstances ce qu’il convient de choisir comme ce qu’il faut rejeter. Et la philosophie consiste précisément dans cet exercice du jugement. Elle nous enseigne que si l’on ne vit pas avec prudence et vertu, on ne vit pas agréablement.
Épicure, comme Baloo, expose sa sagesse dans de courts textes et dans des maximes. C’est que, pour être profonde et efficace, une philosophie n’a pas besoin ni d’être austère ni si longue qu’il faille des années pour la découvrir ! Il en faut peu pour philosopher. Quelques leçons de philosophie devraient pouvoir nous délivrer de ce qui fait notre malheur.
L’une de ces leçons est la suivante : il en faut peu pour être heureux ou plutôt il faut se rendre compte que parmi nos désirs les uns sont naturels et les autres sont vains. La clé du bonheur réside dans le choix de ne s’adonner qu’aux désirs naturels.
La différence entre les deux ? Les désirs naturels sont bornés ; les désirs vains sont illimités. Une nourriture sobre apaise la faim, une boisson étanche la soif. Voici des désirs naturels. Mais on ne sera jamais assez riche ou célèbre ou puissant. Voilà de vains désirs. Ainsi celui qui vit conformément à la nature sera-t-il toujours pleinement riche et celui qui s’adonne à la recherche de vains désirs sera-t-il toujours pauvre.
Il y a bel et bien un ascétisme chez Épicure, contrairement à l’image commune selon laquelle les épicuriens seraient des pourceaux voués à la quête des plaisirs. Mais cet ascétisme n’est pas un rejet du plaisir : au contraire, il apprend à choisir ses plaisirs afin que ces derniers demeurent exclusivement des plaisirs. L’obtention d’un désir vain peut nous réjouir mais elle n’est jamais plénitude et en ce sens, elle est toujours mêlée de souffrance.
La sagesse veut que l’on apprenne à se contenter de peu et à jouir de ce que la nature dans sa prévoyance nous offre spontanément. Un homme qui n’aurait ni faim, ni soif, ni froid peut, à en croire Épicure, rivaliser de félicité avec les dieux – à condition bien sûr que son esprit ne se soit pas égaré dans l’espérance d’atteindre une satisfaction dans la recherche de désirs vains et illimités !
IL FAUT SE SATISFAIRE DU NÉCESSAIRE.
C’est pourquoi, pour atteindre le bonheur, il est crucial d’apprendre qu’il en faut peu pour être heureux. Autrement dit : il faut rechercher uniquement les désirs naturels. Les insensés sont ceux qui ne savent pas se contenter de ce qu’ils ont. Ils ne connaissent et ne connaîtront jamais la satisfaction. Aussi vaut-il mieux dormir sans troubles sur une paillasse ou dans la jungle comme Baloo plutôt qu’être agité en dormant sur un lit d’or comme le prince Jean dans Robin des Bois.
Espérons que le jeune Mowgli revenu parmi les hommes ne se laisse pas abîmer par eux comme le redoute Baloo. « Ils vont le gâcher ! Ils vont faire de lui un homme ! » s’écrie-t-il lorsqu’il apprend que le petit d’homme devra retourner parmi les siens. Espérons que Mowgli n’oubliera pas les leçons qu’il a apprises de ce philosophe épicurien inattendu que fut son Papa Ours. Ne les oublions pas non plus nous qui vivons d’ores et déjà parmi eux. Quand on est jeune, il ne faut pas attendre pour philosopher et quand on est déjà vieux, il ne faut pas se lasser de le faire. Alors, comme le veut Épicure, rions, sautons, dansons et surtout chantons : « Il en faut peu pour être heureux ! »
Chaillan, Marianne.
Ils vécurent philosophes et firent beaucoup d’heureux.
Éditions des Équateurs, 2017.