Revenu universel
Un filet de sécurité : de Milton Friedman à Martin Luther King
Nous adopterons la troisième et dernière conception du revenu minimum : un filet de sécurité garanti par la communauté. En misant sur la sécurité que le revenu minimum prodigue à tous, nous louons avant tout la liberté qu’il instille dans le corps social. Le revenu minimum donne la capacité de prendre des risques parce qu’il autorise l’échec. De ce point de vue, il représente moins un droit qu’une mécanique de libération.
Cette vision libérale a été formulée par Milton Friedman, Prix Nobel d’économie qui compte parmi les économistes les plus influents du XXe siècle, au chapitre 12 de Capitalisme et Liberté (1962). De manière révélatrice, le chapitre est intitulé « combattre la pauvreté » (« the alleviation of poverty »). L’objectif est de garantir un niveau de vie acceptable pour « tous les individus vivant dans une communauté donnée ». Si ce put être le rôle des institutions caritatives privées autrefois, la simple taille des nations actuelles impose de passer par l’État. Le recours au régalien est donc moins un impératif institutionnel qu’une nécessité pratique.
« Combattre la pauvreté » est une formulation moins triviale qu’il n’y paraît. Milton Friedman s’empresse en effet de préciser que « si l’objectif est de soulager la pauvreté, il nous faut un programme destiné à aider les pauvres. Il est indispensable d’aider le pauvre paysan, non parce qu’il est paysan, mais parce qu’il est pauvre. C’est-à-dire qu’un tel programme doit être conçu pour aider les personnes en tant que personnes, et non pas en tant que membres de tel groupe professionnel, de tel groupe d’âge, de telle catégorie de salariés, de tel syndicat ou de telle industrie. Voilà un défaut qui affecte tous les programmes, dans leur profusion apparemment inépuisable. » La nouveauté est de traiter directement la pauvreté en laissant de côté ses causes (tendance qui est d’ailleurs à l’œuvre aujourd’hui dans l’aide au développement, avec le principe du « direct aid », conditionné uniquement aux revenus). C’est une idée si révolutionnaire que Martin Luther King s’en emparera dans un livre publié quelques années plus tard et intitulé Where Do We Go From Here : Chaos or Community ? Jusqu’à récemment, explique le révérend, les causes de la pauvreté ont été traitées les unes après les autres par des programmes indirects, non coordonnés entre eux, et soumis à l’aléa politique (habitat social, éducation, etc.). « Je suis maintenant convaincu, conclut M.L. King, que l’approche la plus simple sera également la plus efficace – et que la solution à la pauvreté est de l’abolir directement par une mesure aujourd’hui très discutée : le revenu garanti. » Sur ce plan, le héros des droits civiques et le champion du marché libre se trouvent parfaitement d’accord !
Friedman met en lumière une seconde caractéristique du revenu minimum, à savoir que, « dans toute la mesure du possible, le programme, tout en fonctionnant par l’entremise du marché, ne devrait ni fausser celui-ci ni entraver son fonctionnement. C’est là une des tares des politiques de soutien des prix, des lois sur le salaire minimum, des mesures tarifaires, etc. » Ainsi, les pauvres ne sont pas autoritairement soustraits au marché pour se voir attribuer des allocations spécifiques, mais disposent d’une somme fixe dont ils peuvent arbitrer l’utilisation comme ils le souhaitent. Ainsi conçu, le revenu minimum fait le pari de la responsabilité individuelle. Il refuse de considérer les exclus comme des idiots. Comme l’écrit Friedman sans détour, « il donne une aide sous la forme la plus utile à l’individu : du cash ».
La conception de la propriété ici à l’œuvre s’inscrit dans la tradition lockéenne d’un droit à l’acquisition, prérogative individuelle absolue, antérieure en un sens au contrat social.
On comprend donc que, ainsi défini, le revenu minimum se traduise matériellement non par une somme distribuée à tous (comme dans les deux conceptions précédentes), mais par ce que Friedman baptise « l’impôt négatif » (negative income tax) : un crédit d’impôt universel. Admettons par exemple que le financement des besoins fondamentaux soit évalué à 1 000. Chacun recevra 1 000 en crédit d’impôt (« impôt négatif ») et, pour financer le système, contribuera par ailleurs à un impôt positif (une flat tax à taux unique) sur tout revenu perçu. S’il paye moins d’impôt positif qu’il ne reçoit d’impôt négatif, l’État lui versera cette différence en cash. Quelqu’un ne percevant aucun revenu touchera donc directement 1 000, tandis qu’un « riche » payant 10 000 en impôts n’en paiera plus que 9 000. Entre les deux, toutes les situations peuvent être calculées de manière simple et automatique.
On le voit, conceptuellement, cette méthode de l’impôt négatif évite de donner le sentiment que l’État « donne à tout le monde ». Les plus aisés ne reçoivent qu’une « aide virtuelle », ne se matérialisant que si (et à proportion où) leur situation se dégrade. C’est donc bien un filet de sécurité, et non un salaire.
Par ailleurs, le fait de donner de l’argent et non des biens en nature présente trois avantages majeurs :
– Responsabiliser le récipiendaire, qui effectue ses propres choix.
– Réintégrer la population aidée dans les mécanismes de marché.
– Last but not least, éviter les multiples déperditions liées aux distributions collectives.
Gaspard Koenig et Marc de Basquiat.
Liber, un revenu de liberté pour tous.
Editions de l’onde, 2014.