Romulus
Terre d’exil, terre d’asile
En novembre 2021, lors de la première journée européenne des langues et cultures de l’Antiquité, l’intellectuel italien, philologue classique et romancier fondu de mythologie Maurizio Bettini, démontait quelques préjugés concernant les prétendues langues mortes en attirant l’attention sur le fait que, sur les mille mots qu’il faut connaître pour accéder à une université anglophone, 90 % sont d’origine latine.
Il relevait également, pour s’en amuser, qu’utiliser le terme même de cancel culture qui dénonce une culture de la domination raciste, misogyne et esclavagiste, nous renvoie étymologiquement à un passé où nous parlions, en Occident, le grec et le latin. En effet, le mot culture est un mot latin créé par Cicéron sur le modèle de l’agriculture pour évoquer la culture de l’âme et cancel (issu du verbe latin cancellare) dérive de l’acte du copiste qui indique dans un texte, à l’aide de lignes croisées, un mot ou une phrase à supprimer en dessinant une sorte de grille, qui se dit en latin cancellum.
Autrement dit, parler de racines revient toujours à parler d’une identité sans cesse en mouvement.
Ainsi en est-il des principes de l’accueil et des «communs» qui fondent une société. En remontant aux sources des mythes fondateurs de la culture européenne, Bettini oppose deux visions: celle des Grecs, fondée sur l’autochtonie et celle de l’asylum à l’origine de la cité de Rome.
Selon le récit traditionnel de la fondation de Rome qui suit le récit de Plutarque, raconte Bettini, Romulus avait rassemblé dans son asylum des gens de partout, des personnes libres comme des esclaves, des foules de là et d’ici et d’autres venues d’ailleurs. Le fondateur fit creuser une fosse circulaire où chacun déposa toutes sortes d’objets pour signifier symboliquement le commencement et la mise en commun d’une expérience inédite pour chacun. Enfin chacun, gens de partout, libres et esclaves, personnes de là et d’ici et d’autres venues d’ailleurs jetèrent dans la fosse une poignée de la terre rapportée du pays d’où ils étaient venus. Ils donnèrent à cette fosse le nom de mundus, le monde. C’était la fosse commune la plus civilisée qui soit, un asylum compris comme terre d’accueil pour les étrangers qui s’y réfugient en y apportant symboliquement ce qu’ils sont et d’où ils viennent, à travers la terre de leurs origines pour les y mélanger. C’est là véritablement « faire monde» au sens de construire une humanité commune.
À l’inverse, les Grecs ont rejeté hors des frontières de leur monde ceux qu’ils appellent les barbares, c’est-à-dire les non-Athéniens, qui ne s’expriment que par des « bla-bla-bla », des borborygmes, ces « mots du ventre» inintelligibles qui les rendent dès lors inaptes à faire monde, à participer à la socialité.
Selon le modèle grec, le monde ne se partage pas avec les gens de là, avec celles et ceux venus d’ailleurs, qui apportent les mottes de leurs terres d’origine mais avec ceux et celles qui sont issus de la même terre, du même sol, que l’on appelle les autochtones. Et Bettini de conclure: à Athènes, c’est la terre qui produit les hommes, à Rome, ce sont les hommes qui produisent la terre.
Reste à choisir un modèle vivant et ouvert pour l’Europe de demain en restant fidèle à la devise européenne: la varietate concordia (unie dans la diversité).
Le complexe du sphinx.
Pascale Seys.
Racine, 2022.