Le fantasme de l’ordre
Notre culture s’est structurée autour du fantasme de l’Ordre. Nous avons passionnément aimé classifier le réel, perçu au travers du prisme d’une Unité supérieure ou cachée. Pour le meilleur et pour le pire. La métaphysique traditionnelle, dont nous sommes les héritiers, a scindé le monde suivant des oppositions binaires, généralement adossées à une hiérarchie implicite : culture contre nature, homme contre femme, croire contre savoir, humains contre animaux, raison contre folie, présence contre absence, parole contre écriture…
Aujourd’hui, la métacrise à laquelle nous faisons face échappe à nos vieilles catégories. La situation est scientifiquement et éthiquement extraordinairement angoissante. Elle est aussi intellectuellement extrêmement excitante : nous avons l’occasion – poussés par une nécessité vitale – d’inventer un Nouveau Monde. Il faut tout redéfinir, nous n’avons plus le choix. Peut-être serait-il temps, enfin, de n’avoir plus peur du multiple et du chaos3. De dépasser les grands ordres transcendants ou immanents (mis en mots, notamment, par Leibniz et Kant) qui, toujours, assujettissent le « hors » à un « autour », qui rabattent l’altérité sur une ressemblance.
Une forme d’ingénuité gagnerait, je crois, à être aujourd’hui retrouvée. Une manière de ne plus chercher de prétextes face aux solutions évidentes. Nous souhaitons ne pas détruire la nature, la vie sur Terre (et donc ne pas nous suicider). Nous souhaitons éradiquer la pauvreté. Et nous sommes de plus en plus nombreux. La solution évidente (et unique) serait à la portée d’un enfant de cinq ans, mais nous n’osons pas la voir en face : le partage. La pensée dite rationnelle a perdu son chemin.
Nos catégories, nos critères, nos valeurs ne sont pas donnés et immuables. Ils sont construits et réfutables. Notre liberté de redéfinition est immense et il faut nous en emparer aujourd’hui plus que jamais. Rien ne s’oppose – aucune force économique, aucune puissance politique – à ce que nous réinventions les concepts, les mots, les lignes de pensée qui font sens. Nous sommes libres de nos émois. Et ils déterminent, finalement, toute la morphologie du monde que nous habitons.
Une chose est certaine : il est impossible de continuer sur la trajectoire actuelle. Qu’on le veuille ou non, ça ne durera pas. L’inquiétude qui se dessine ici est aussi une chance sans précédent. Forcés par les circonstances, nous avons tout à réinventer. S’il ne s’agissait que de prolonger un peu l’agonie – par quelques fulgurances technologiques –, de trouver des subterfuges pour jouir une dernière fois de notre arrogance prédatrice, l’effort n’aurait aucun intérêt. Mais il peut s’agir d’une opportunité unique sur le plan social, politique, économique, esthétique… tout peut être remis à plat. Un vertige jubilatoire des possibles se fait jour en arrière-plan de la catastrophe.
Il n’est pas question de faire « table rase » du passé. L’humanité a produit des chefs-d’œuvre et a acquis d’extraordinaires connaissances. Le point de rupture que nous atteignons n’est ni un point de rebroussement ni un retour au départ. Il est une discontinuité. Tout peut advenir. Le pire, sans aucun doute, mais aussi le meilleur. Les violences insidieuses (sociales, sexistes, racistes, etc.) peuvent être déconstruites dans le même geste que celui qui impose de révolutionner notre être-à-la-Terre. Et ces clivages même pourraient être interrogés. Les catégories du langage imposent une matrice sur le réel qui n’est jamais neutre. N’ayons pas peur de cette révolution. Elle peut dévoiler un immense paysage hors du chemin que nous parcourrions. Elle peut contribuer à ouvrir sur une économie de l’amour en lieu et place d’une gestion de la finance.
L’amour n’est pas qu’un ressenti, il est une exigence. Il impose une réinvention constante de ce qui se donnait pour acquis. Il requiert un « vers l’autre » qui excède la logique de la gestion. Il est toujours, nécessairement, profondément révolutionnaire. Peut-être ne s’agit-il que d’apprendre – enfin – à aimer.
La singularité de ce temps tient à ce que l’initiative ne vient ni des philosophes, ni des artistes, ni des politiques. Pas même des scientifiques. Elle émerge du monde. Du monde lui-même, en lui-même, dont nous sommes pourtant un élément, mais qui nous impose ce renouveau radical, dans toutes les sphères de l’action et de la création. Le paradoxe est à la démesure de l’enjeu.
Je crois que tout réside maintenant dans un nécessaire renoncement à cet impérialisme intellectuel – décelable au sein de toutes les civilisations – qui a grevé les possibles du passé, sans pourtant renier l’existence tangible d’une factualité externe. Si le poète est celui qui sait entrevoir ce qui n’avait pas encore été imaginé, qui sait que l’existant s’invente en même temps qu’il se découvre, l’avenir sera poétique ou ne sera pas.
Trouver des concepts, penser à partir du commun, redéfinir le cadre même du réel, revoir toute notre taxinomie, embrasser ce qui effrayait, interroger les frontières, renverser les symboles, imaginer l’impossible, conjurer nos angoisses… La tâche est immense et le temps presse. Si le génie humain existe, c’est ici et maintenant qu’il doit se manifester.
Le plus grand défi de l’histoire de l’humanité – Face à la catastrophe écologique et sociale.
Aurélien Barrau.
LAfon, 2019.