Le temps
Notre seule ressource rare est le temps
Il est urgent de s’interroger sérieusement sur l’usage que nous faisons de notre temps au regard des trois grands défis que l’avenir nous lance, à savoir : modifier profondément notre rapport à la nature afin de la soigner et de la préserver ; maîtriser la révolution informatique ; réduire des inégalités devenues excessives et cumulatives. Relever ces défis exige une profonde transformation des usages que collectivement et individuellement nous faisons de cette ressource rare ultime qu’est notre temps. Telle est la thèse centrale de cet essai.
Je reviendrai longuement sur l’affirmation selon laquelle le temps est la ressource rare ultime. Disons ici qu’elle part du constat que nombre de personnes pensent qu’elles n’ont jamais assez de temps : une fois passé le temps destiné à satisfaire ce qu’elles estiment être les besoins de leur vie matérielle – se procurer du « pain » –, elles ne parviennent pas, tant s’en faut, à se consacrer à toutes les activités qu’elles aimeraient pratiquer. Elles subissent, harassées, un sentiment angoissant d’accélération du temps. Mais l’affirmation est paradoxale car, pour beaucoup d’autres personnes, le temps semble au contraire surabondant et, en grande partie, vide ; l’ennui et la dépression les menacent. Or le temps ne peut être vide : le cerveau a besoin de fonctionner en permanence et doit être occupé à tout prix. Les individus se livrent alors bien souvent à des « jeux » essentiellement destinés à tuer le temps – et peuvent ainsi passer de longues heures l’œil rivé sur leur smartphone.
On m’objectera que nous subissons aujourd’hui une autre rareté : la nature1 que nous détruisons toujours davantage, jusqu’à rendre une partie de notre espace vital pratiquement inhabitable en raison des pollutions, des sécheresses, des déluges et des températures insupportables. Cependant, je montrerai que vivre dans la nature sans la détruire est possible, même à 12 milliards d’êtres humains sur la terre2. Ce n’est en réalité qu’une question d’usage de notre temps car il est aujourd’hui possible de produire de la nourriture saine, une énergie décarbonée, et de réduire, voire de supprimer, nos flux de déchets toxiques. C’est possible mais cela exige que nous y consacrions beaucoup plus de temps. Par exemple, si l’on veut produire une nourriture saine et sans poisons pour la nature, sur des terroirs transformés et abritant bien plus de biodiversité, il faudra beaucoup plus de temps de travail agricole, donc plus de paysans. Il faudra également plus de temps pour produire des objets robustes, durables, réparables et recyclables, même s’il est vrai que nous en produirons et consommerons moins. Par conséquent, il faudra que nous réduisions fortement d’autres usages de notre temps, ce dernier étant non seulement strictement limité – tant d’heures par an – mais aussi non transférable dans le temps. On ne peut en aucune façon l’économiser dans une période (n’en utiliser que 20 heures aujourd’hui) pour en utiliser plus dans la suivante (bénéficier de 28 heures demain), ou réciproquement, comme on peut le faire de la monnaie. Tel est notre premier défi.
Pierre Noël Giraud.
Du pain et des jeux.
Odile Jacob, 2024.