Retour Japon
À l’autre extrémité de la ville, nous allons voir ce joyau qu’est le Ryōan-ji, le temple zen par excellence. Je ne tenterai pas ici de décrire ce qui le fut tant de fois. Le Ryōan-ji est le sommet de l’esthétique shibui, que l’on pourrait traduire par « âpre ». Cette âpreté aspire à l’invisible, au rugueux, à ce qui s’insère dans la nature sans sauter aux yeux. Porter un manteau de kimono marron, manger un kaki amer, boire du matcha dans un bol dépourvu de bord lisse, vieillir en devenant aussi ridé que de l’écorce, ignorer le clinquant et le brillant tant dans l’expression que dans les actes, c’est suivre la voie du shibui : le comble du bon goût.
Méditer sur le jardin du Ryōan-ji, c’est explorer une hypothèse de vie que l’on ne retiendra peut-être pas mais dont la simple éventualité nettoie l’âme. On pourrait en effet se dépouiller jusqu’à atteindre l’âpreté la plus rare, celle de l’esprit : ce vide, cette caisse de résonance idéale pour ressentir enfin le monde tel qu’il est, sans l’encombrer de notre tumulte intérieur dans lequel nous avons la vanité de voir de la pensée. Il faudrait ratisser notre vide comme ce jardin.
Pep a une grande qualité d’admiration. Elle s’assied au bord de la mer de gravier, contemple et se tait. J’apprécie qu’aucun commentaire ne soit échangé. Il y a moins de visites scolaires à la tombée du soir, mais les quelques classes que nous croisons gardent elles aussi le silence.
Une amie allemande m’a confié avoir pleuré en découvrant le Ryōan-ji. « C’était juste parfait », a-t-elle ajouté.
Nous rentrons à pied. C’est loin, c’est bien. Marcher à travers le Kyoto crépusculaire n’a rien d’un embarras. La circulation est modérée, personne n’a l’air de vouloir renverser un piéton qui vient de Paris s’en émerveiller. Pep se sert de son iPhone pour retrouver le chemin de la ryokan.
C’est une ville de taille moyenne, ce qui lui valut de figurer sur la liste américaine des villes sur lesquelles expérimenter les premières bombes atomiques en août 1945. Le nom de Kyoto fut rayé de cette théorie pour le motif que le voyage de noces du secrétaire à la Guerre s’y était accompli et qu’il avait pu constater la splendeur des lieux. On félicite M. Stimson de ne pas avoir passé sa lune de miel à Acapulco.
À l’auberge, on nous sert un dîner dans la chambre de mon amie. « Festin zen » est-il une contradiction dans les termes ? Bouillon d’orchidée, cassolettes de légumes des montagnes, poissons crus et cuits, il y a tant de plats que nous ne savons où donner de la baguette.
Il a fait très lourd l’après-midi, un orage commence. Par les fenêtres ouvertes, nous respirons l’odeur de la pluie, qui assaisonne ce repas comme il le mérite.
Je prends congé de Pep pour aller dormir. Couchée sur le futon, j’écoute l’averse. J’éprouve une volupté égale à ma fatigue et je sombre.
Au milieu de la nuit, Pep déboule dans ma chambre.
– J’entends du bruit.
– C’est le tonnerre, rendors-toi.
– Non, il y a des voix.
Pep a la phobie du bruit nocturne. Mal réveillée, j’arrive dans la chambre de mon amie. Je n’entends rien.
– Remets-tu mon témoignage en cause ? s’insurge-t-elle.
– Non, bien sûr.
– Accompagne-moi à la réception.
Emballées dans nos yukatas, nous descendons dans le hall, où le tenancier joue le rôle de veilleur de nuit. Il est une heure du matin. L’homme reconnaît celles qui l’accusaient d’abriter des bedbugs et fronce les sourcils, il n’a encore rien vu. Je traduis les propos de Pep le plus diplomatiquement possible.
– Mon amie entend du bruit dans sa chambre. C’est une conversation qui a lieu à proximité.
Amélie Nothomb.
L’impossible retour.
Albin Michel, 2024.