Extraits philosophiques

Libres d’obéir

PENSER L’ADMINISTRATION DU GRAND REICH
L’heure est « historique ». Le discours nazi raffole de ces hyperboles et de ces rodomontades. Tout, à en croire les textes et les paroles, les images et les films aussi, est « historique », « unique » (einmalig), « gigantesque », « décisif » (entscheidend) et l’on en passe. Pour une certaine catégorie de militants, d’agents, de (hauts) fonctionnaires, c’est vrai. Ils sont même enthousiastes, tous ces cadres militaires, administratifs et politiques du régime de « relèvement national », car des carrières, des gains et des missions passionnantes se profilent. Songez qu’un Erwin Rommel qui n’est, comme beaucoup, pas un nazi patenté, n’est, à 42 ans, que commandant en 1933, avant d’être propulsé au rang de maréchal en 1942, grâce aux guerres d’Hitler : il le doit à son travail et à son talent de meneur de chars, certes, mais aussi au fait qu’une armée qui multiplie ses effectifs par plus de cinquante en quelques années a un fort besoin de cadres. Le chant nazi « Aujourd’hui, l’Allemagne nous appartient, et demain, le monde entier » est leur chant du départ : il vaut pour eux avant tout, pour ces cadres bien formés et affamés de gratifications, militaires comme civils.
Le juriste Waldemar Ernst le remarque avec humour en 1943, dans une revue de géopolitique et de science administrative dont ce n’est pourtant pas le registre, en comparant le fonctionnaire anglais et le fonctionnaire allemand. Quand l’un parcourait le monde grâce aux nombreux postes offerts par le British Empire, l’autre croyait vivre une aventure extraordinaire en passant du Haut Rhin à la Forêt-Noire. Désormais, le fonctionnaire allemand peut officier de Kirkenes en Norvège jusqu’à Bordeaux, de Riga jusqu’en Crète1 : c’est « presque incroyable2 » ! Quelle chance de vivre des temps aussi exaltants.
L’élite civile a été bien formée : la République de Weimar a été généreuse avec les universités et avec les étudiants. Elle a contribué comme aucun régime allemand avant elle à l’ouverture de l’enseignement supérieur, dont les diplômés, ou les surdiplômés (titulaires d’un doctorat) se trouvent dès 1929 confrontés à la riante perspective du chômage promis par la crise économique et sociale. Les seuls à leur promettre une issue sont les nazis qui les courtisent et les recrutent, notamment dans les rangs de la SS. Les jeunes gens ont, de fait, obtenu les plus hautes responsabilités dans le parti, non sans lutte contre la SA et ses militants « plébéiens », puis dans l’État allemand, en 1933, avant de songer à la domination de l’Europe dès l’assaut contre la Pologne, en 1939.
Parmi ces cadres, un groupe d’universitaires et de hauts fonctionnaires particulièrement brillants se distingue par un travail théorique ambitieux, notamment dans les pages de la revue Reich, Volksordnung, Lebensraum (Empire, ordre racial, espace vital) qu’ils éditent ensemble à partir de 1941 et jusqu’en 1943 dans le cadre de l’Institut de recherches sur l’État (Institut für Staatsforschung) rattaché à l’Université de Berlin, piloté par la SS et dirigé par le jeune professeur Reinhard Höhn, officier supérieur du très sélectif SD (service de sécurité de la SS). La revue, qui naît donc avec le Grand Empire pour disparaître au moment où celui-ci paraît fortement compromis, sinon voué à l’échec, multiplie les contributions sur la fonction publique à venir. L’administration souhaitable pour le Grand Espace impérial est esquissée dans des articles qui vont du plus général au plus spécifique, voire au plus technique, comme cette roborative et peu exaltante réflexion sur le « traitement des dossiers pour un management administratif planifié3 ».

L’aîné des cadres et éditeurs de la revue dont nous parlions est tout jeune. Né en 1902, Wilhelm Stuckart est âgé d’à peine 31 ans en 1933, quand son parti accède au pouvoir. Juriste, docteur en droit avec une thèse portant sur les registres de commerce, il a été conseiller juridique du NSDAP (Nationalsozialistiche Deutsche Arbeiterpartei, parti national-socialiste des travailleurs allemands) auquel il a adhéré dès 1922, et avocat de la SA – avec d’autres qui, comme Hans Frank, Luetgebrune ou Roland Freisler ont constitué une équipe de conseils pour défendre les miliciens nazis inculpés de violences politiques. L’arrivée d’Hitler à la chancellerie le propulse dans la très haute fonction publique : directeur d’administration centrale, puis secrétaire d’État au ministère de l’Éducation en 1933, il est versé en 1935, avec le même titre, au ministère de l’Intérieur du Reich. Cet excellent technicien et militant dévoué aura été en charge de la préparation de deux lois majeures : la loi d’avril 1933 sur la « restauration de la fonction publique allemande », qui en exclut les ennemis politiques et les Juifs, puis les lois de septembre 1935, dites « lois de Nuremberg », qui redéfinissent la citoyenneté allemande en privant les Juifs de leur nationalité et en leur interdisant toute relation sexuelle avec les non-Juifs. Ce spécialiste de l’aryanité et de l’aryanisation commente ces lois dans un texte coécrit avec son collègue Hans Globke, futur proche collaborateur du chancelier Adenauer, pour en promouvoir l’interprétation la plus sévère possible. Il s’intéresse également à l’expansion du Reich et rédige les textes qui incorporent l’Autriche à l’Allemagne en 1938, puis ceux qui règlent le statut de la Bohême-Moravie et de la Pologne au printemps et à l’automne 1939. Parangon de nazisme et d’antisémitisme, c’est donc aussi un annexionniste convaincu, l’archétype du haut fonctionnaire et de l’intellectuel d’action nazi.
C’est en ses qualités de spécialiste de l’organisation administrative et de penseur du Grand Espace (Grossraum) conquis par les armées allemandes que Stuckart multiplie et encourage les réflexions sur l’administration du Reich en gestation. Certes, l’heure est historique et les perspectives sont enthousiasmantes, mais que de problèmes en vue !

Libres d’obéir
Johann Chapoutot
Gallimard, 2019.

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