Extraits philosophiques

Vieillir

Comme le dit bien Marc Augé1, le sentiment de soi relève d’un « temps sans âge ». Quelles que soient les vicissitudes et les dégradations de la vieillesse, j’ai conscience d’être toujours moi-même, changeant certes, mais pas selon l’âge, qui ne concerne que le corps. L’âge n’est pas une donnée immédiate de la conscience, mais une donnée seconde, indirecte, liée à l’image que me renvoient le regard des autres et l’évolution de mon statut social. Mais c’est une donnée quand même, puisque je ne saurais faire abstraction de mon corps ni de mon image. Il y a donc une discordance croissante entre l’évidence intemporelle de moi-même et cette face externe, intempestive et inopportune, de mon être.
L’entrée dans la vieillesse signifie donc l’entrée dans un art de la discordance par lequel je tâche de gérer au mieux l’écart entre ce que je suis comme conscience intemporelle de moi-même et ce que je suis comme réalité corporelle et sociale. C’est un art, car il n’y a ni règles, ni techniques pour faire coexister ce qui est en soi incompatible. Il faut garder le sentiment d’identité qu’on a depuis toujours sans s’aveugler sur les démentis que lui inflige l’âge. Ce n’est pas là un art qui relève du compromis et de l’harmonie, mais plutôt de ce qu’on pourrait appeler une schizophrénie intelligente.
Un rayon de soleil est tout le soleil. Un peu de beauté – cette femme qui passe, ce tableau qui accroche le regard dans un musée, ce paysage fugitif au détour d’un virage – est toute la beauté. Une lueur de plaisir contient toute la volupté du monde. Il y aurait beaucoup à dire sur cette logique métonymique qui fait que le plus petit fragment vaut le tout. Elle régit notre existence bien plus que l’axiome classique qui veut que le tout soit plus grand que la partie.
C’est elle en particulier qui nous fait supporter les pertes dues à l’âge autrement que comme des injustices. Tant qu’une parcelle de ce que nous sommes en train de perdre subsiste, le déclin est secondaire. L’âge fait découvrir qu’il y a un ordre de réalité où la logique quantitative et cumulative, celle du tout et de la partie, du plus et du moins, n’est plus pertinente. On peut, et l’on doit sans doute, vouloir plus, et plus longtemps : que le rayon de soleil se prolonge, que l’éclaircie débouche sur le grand beau temps, ou une toile sur la découverte de l’œuvre entière. Mais, en un autre sens, c’est superflu. Qui oserait dire qu’il vaut mieux faire deux fois l’amour qu’une, ou trois plutôt que deux ? Une fois suffit pour donner à jamais l’absolu de la volupté, l’ivresse de l’étreinte. Après, tout est dans l’art du souvenir. Ce n’est pas l’insuffisance du sentir qui nous pousse à renouveler l’expérience, mais l’insuffisance de la mémoire. Il ne s’agit pas de se contenter de peu quand on ne peut plus avoir beaucoup, mais de savoir trouver le tout dans la plus infime partie, l’artiste dans une toile, le soleil dans un rayon. Comme tout savoir, cela s’apprend ; et cet apprentissage ne peut être que tardif, puisqu’il est inutile avant le déclin lié à l’âge.

François Galichet.
Vieillir en philosophe.
Odile Jacob, 2014.

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