Extraits philosophiques

Un certain coût…

Ce livre est né il y a trois ans. Je rédigeais alors une thèse d’histoire sur le travail des femmes et des hommes dans l’artisanat et le commerce aux XIXe et XXe siècles, explorant à cette occasion des études sur leurs places respectives dans des domaines très divers de la société. Au fil de mes recherches, je suis tombée sur une statistique à laquelle j’ai d’abord eu du mal à croire : la population carcérale en France est composée… à 96,3 % d’hommes ! Ce chiffre m’a interpellée. Pourquoi les prisons sont-elles en quasi-totalité remplies d’hommes ? Que dit cette statistique de la violence en France ? Et, au-delà de son ampleur, pourquoi une telle donnée reste-t-elle méconnue ?
Satisfaisant mon intérêt grandissant pour le sujet, j’ai collecté l’ensemble des chiffres de la délinquance et de la criminalité et, pour chaque catégorie d’infractions, le taux d’implication des auteurs par sexe : j’ai alors remarqué une nette surreprésentation des hommes, en particulier pour les délits les plus graves (homicides et crimes sexuels).
Toutefois, ces observations restaient lointaines, et j’étais rattrapée par l’urgence de terminer ma thèse. Jusqu’à ce matin d’octobre : je marchais en direction de l’université lorsque des voitures de police sont passées à ma hauteur, toutes sirènes hurlantes ; les chiffres me sont revenus un à un. Il était fortement probable que l’auteur du délit soit un homme. Je me suis alors demandé combien de fonctionnaires de police, de magistrats et de personnels pénitentiaires étaient mobilisés pour cette interpellation ? Mais aussi combien de véhicules, de locaux, de matériel utilisés et d’énergie dépensée ? J’ai réfléchi à l’importance du coût humain et financier ainsi déployé. Dans le même temps, je me suis interrogée sur les souffrances physiques et psychologiques d’une éventuelle victime, et les coûts de sa prise en charge. Ces réflexions et ces questionnements sont le fondement de cet essai.

Écrire un livre sur le coût de la violence masculine, c’est écrire un livre « contre les hommes », m’ont objecté certains quand j’évoquais mon projet. Alors, au risque d’énoncer l’évidence, je le dis ici explicitement : non, bien sûr, les hommes ne sont pas la cible de cet essai. Nous verrons que les hommes ne sont pas naturellement violents ou malveillants. Mon propos se situe ailleurs. Ma volonté est plutôt de remonter à l’origine de cette violence et de déconstruire les mécanismes qui en rendent les hommes majoritairement responsables. S’il n’existe, selon les connaissances scientifiques les plus récentes, aucune prédisposition génétique qui les y conduise, le problème ne viendrait-il pas nécessairement des sociétés qui valorisent et perpétuent les valeurs viriles de force, de compétition, de résistance à la douleur, et des mécanismes éducatifs plus ou moins subtils qui façonnent les comportements, poussant les hommes à être violents ou dangereux ? La virilité, en tant que construction sociale, est donc la véritable cible de cet essai.
Le XXe siècle, traversé par deux guerres mondiales – qui ont fait respectivement quelque 19 millions et 70 millions de morts – et les horreurs des totalitarismes, a conduit à un rejet de la violence sous diverses formes. Il apparaît toujours primordial de poursuivre ce travail d’exigence envers nos comportements sociaux et leurs conséquences sur le bien commun. Dans son article 4, la Déclaration universelle des droits de l’homme et du citoyen de 1789 fixe des limites à la liberté de chacun pour garantir celle de tous : « La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui. » Prendre conscience des méfaits de la virilité et agir contre eux est une démarche humaniste impérative qui s’inscrit dans le sens d’une évolution pacifiste universelle. Pour prendre quelques exemples : depuis 1900 il n’y a jamais eu aussi peu de guerres dans le monde, en France le nombre d’homicides est aujourd’hui quatre fois moins important qu’en 1960, de plus en plus de pays abolissent la peine de mort et le nombre de dictatures a diminué depuis le siècle dernier.
Femmes et hommes, nous sommes tous concernés par ce combat, en tant que victimes des comportements virils – cela va des prises de risques inconsidérés des jeunes hommes pour prouver leur virilité aux agressions sexuelles systémiques envers les femmes –, mais aussi comme contribuables, supportant par nos impôts les dizaines de milliards d’euros dépensés chaque année pour faire face à ce phénomène, et bien sûr en tant qu’êtres humains endurant les souffrances physiques et psychologiques occasionnées. Cette débauche d’énergie, de moyens financiers et humains peut-elle être autre chose que du gaspillage ? Nos politiques de justice et de sécurité, toujours plus coûteuses, contiennent tant bien que mal les comportements délétères des hommes, sans pour autant ¬véritablement s’attaquer à leur cause.

Je voudrais lever ici un autre malentendu, relatif à la question de l’influence du facteur social. Selon certains de mes contradicteurs, les comportements violents et asociaux ne seraient en effet pas le fait « des hommes en général », mais de « certains hommes, issus de milieux défavorisés »… Je leur demande alors quel est le point commun entre ces délits : forcer son conjoint à avoir un rapport sexuel (et se rendre ainsi coupable de viol conjugal), agresser sexuellement un(e) camarade lors d’un week-end d’intégration en école d’ingénieur sous l’emprise de l’alcool, vendre de la drogue au pied d’un immeuble, commettre des escroqueries financières, prendre le volant au retour d’une soirée alors qu’on est alcoolisé, commettre un viol en réunion, dégrader des biens publics un soir de match de football, provoquer un accident de la route mortel pour ne pas avoir respecté la limitation de vitesse ? Réponse : nous verrons que les auteurs de ces délits sont, dans leur immense majorité, des hommes. Ils sont pourtant issus de milieux sociaux, de classes d’âge, de niveaux d’études et de situations géographiques très hétérogènes. Si ces facteurs jouent sans nul doute un rôle, c’est davantage sur le type de délits commis. Ainsi, dans tous les milieux sociaux, ce sont les hommes qui commettent la plupart des délits et des violences, sans exception : le facteur le plus déterminant dans les infractions à la loi est donc bien, et de loin, le sexe masculin de leurs auteurs.
Avec cet essai, je voudrais alerter sur les comportements asociaux des hommes à travers leur importance statistique, ouvrir une réflexion sociétale autour de la question de la virilité et nous inviter, tous, à un examen de conscience approfondi pour en finir avec ce concept globalement néfaste, en dépit du silence assourdissant qui l’entoure.

Je tiens à rassurer les lecteurs, la solution que je propose a déjà fait ses preuves pour la moitié de l’humanité ! Renaud le disait déjà mieux que moi dans sa chanson « Miss Maggie » en 1985, évoquant la politique mise en place par Margaret Thatcher alors Première ministre du Royaume-Uni. Il y exprime avec impertinence et humour son aversion pour les hommes et leur « morale guerrière », les désignant comme responsables des pires actes commis par l’humanité : les génocides, la création des armes de destruction massive, mais aussi les violences quotidiennes. À l’inverse, il souligne l’absence des femmes dans ces atrocités et leur rend hommage, tout en égratignant Margaret Thatcher à la fin de chaque couplet.
Aussi, comme le chante Renaud, les femmes sont pacifiques, comparées aux hommes. Tout comme eux, elles sont capables de violence, mais en proportion elles s’y adonnent très peu. Alors, n’aurions-nous pas tous intérêt à nous comporter… comme les femmes ?

Lucile Peytavin.
Le coût de la virilité.
Anne Carrière, 2021.

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