Le mépris civilisé
Quand la culture occidentale marque contre son camp
Depuis le 11 septembre 2001, au moins, l’Occident est confronté à une question dont on pouvait penser qu’elle n’était plus d’actualité : comment doit-il et peut-il défendre ses valeurs fondamentales? La fin de la guerre froide avait pourtant suscité l’espoir largement partagé que l’histoire, comprise comme champ de bataille de vérités et d’idéologies, relevait désormais du passé et que la démocratie libérale était en train de conquérir la planète sans avoir besoin de recourir à la violence. Cette prophétie, exprimée après la chute du Mur de Berlin par le politologue américain Francis Fukuyama, ne s’est, hélas, pas réalisée. Nous n’avons pas assisté au début d’une ère de paix éternelle ; au contraire, le carnage a continué – bien que sous d’autres auspices. La Yougoslavie est devenue, lors de son démantèlement, le théâtre d’épurations ethniques qui ont failli prendre l’ampleur d’un génocide, comme ce fut finalement le cas au Rwanda en 1994, et retransmis en direct sur CNN. Le processus de paix au Proche-Orient – pourtant près d’aboutir en 1993 grâce aux accords d’Oslo signés, entre autres, par Yitzhak Rabin et Yasser Arafat – a échoué face au fanatisme de colons israéliens qui ne voulaient pas céder un seul pouce de Terre promise et à l’intransigeance du Hamas qui ne voulait pas renoncer à un seul pouce de la Grande Palestine. Et cinq ans plus tard le sang juif et palestinien coulait de nouveau à flots. Aujourd’hui, le monde islamique est dominé par des mouvements fondamentalistes d’obédience autant sunnite que chiite; les Syriens et les Irakiens s’entredéchirent dans des proportions effroyables. Le besoin qu’a l’homme de disposer d’identités claires et de vérités absolues a balayé l’espoir d’une nouvelle ère cosmopolite. Les religions ont fait leur retour sur la scène de l’histoire internationale et le pronostic du politologue Samuel Huntington annonçant que la guerre froide allait être relayée par un choc des cultures (marquées par les religions) semble beaucoup plus réaliste que la thèse de Fukuyama proclamant la fin de l’histoire des idées politiques et le triomphe de la démocratie libérale, incarnation de la raison humaine.
Les conflits qui nous opposent à des gens ayant d’autres visions du monde sont de nouveau d’une brûlante actualité; la politique expansionniste de Vladimir Poutine n’a jusqu’à présent guère rencontré de résistance dans le monde occidental. Les organisations djihadistes comme al-Qaida et l’État islamique ont officiellement déclaré la guerre à l’Occident. Quant à la Chine, elle semble viser la suprématie en Asie du Sud-Est. D’après certains politologues, nous allons assister à une concurrence entre différents types de régimes : l’autocratie à la Poutine, le capitalisme dans le cadre d’un système de parti unique, des régimes théocratiques dominés par des clans comme en Arabie Saoudite et dans les États du Golfe, des autocraties modérées comme à Singapour par exemple, des variantes néo socialistes en Amérique latine, etc. -lesquels sont néanmoins tous préférables au chaos total qui s’est emparé d’une grande partie de l’Afrique et de l’Amérique centrale, où des seigneurs de la guerre et des organisations mafieuses font régner la terreur. La démocratie libérale et l’idée des droits universels de l’homme, qui revendiquent l’indépendance face à la religion, la nationalité, le sexe et l’orientation sexuelle, n’ont finalement pas conquis le monde, même si, dans les années 1990, tout portait à croire que l’effet domino de la démocratisation ne pouvait plus être arrêté. (Cela étant dit, il ne faut quand même pas oublier que la plus grande partie de l’humanité serait prête à échanger à tout moment son statut contre celui des plus pauvres et des plus démunis des Européens, Américains, Canadiens ou Australiens, raison pour laquelle des dizaines de milliers d’individus risquent chaque jour leur vie pour quitter l’Afrique et venir en Europe.)
Carlo Strenger.
LE mépris civilisé.
Belfond, 2015.