La vraie différence
La vraie différence
À Bagdad, autrefois, un groupe de philosophes et de savants, parmi lesquels se trouvaient quelques Grecs et même des Indiens, entreprirent une longue discussion pour tenter de répondre à une question qui se posait depuis longtemps : existe-t-il deux catégories d’hommes ?
La plupart étaient d’accord pour répondre par l’affirmative, mais ils s’opposaient, et parfois même vivement, quand il fallait définir les raisons de cette division. Comment séparer en deux les êtres humains ? C’est assez simple, disaient les musulmans convaincus, il y a les fidèles et les infidèles. Un point, c’est tout.
Les chrétiens refusaient évidemment d’accepter ce critère, qui les rabaissait à une catégorie inférieure, ou extérieure. Ils préféraient parler de ceux qui seront sauvés, et de ceux qui seront damnés.
De leur côté les Grecs, se référant à Aristote, affirmaient que la différence tenait non pas à la religion, ou à ce que nous appelons la culture, mais essentiellement à la naissance. À les entendre, certains venaient au monde dans une position dominante, qui jamais ne changerait, tandis que d’autres naissaient avec la condition d’esclave inscrite à jamais dans leur sang.
Pour les Grecs – mais ils se gardaient de l’affirmer trop hautement -, l’humanité se divisait bel et bien en deux catégories : les barbares et les Grecs.
D’autres, plus raffinés, plus nuancés, disaient que l’intelligence de chaque individu pouvait jouer un rôle, qu’elle lui permettait par exemple d’acquérir des connaissances par l’étude et la fréquentation des bons maîtres, et même de sortir parfois de la place où la nature semblait l’avoir placé à sa naissance. Et ces mêmes esprits disaient que l’humanité pouvait en effet se diviser en deux : ceux qui savent et ceux qui ignorent.
Pour le dire autrement : les instruits et les ignorants.
D’autres demandaient : mais pourquoi chercher aussi loin ? Il y a dans le monde des riches et des pauvres. Et cela suffit à faire la différence !
D’autres encore : il y a ceux qui ordonnent et ceux qui obéissent, ceux qui sont nés pour gagner, ceux qui sont nés pour perdre.
Quelqu’un, qui venait des confins de l’Inde, dit même : « Oui, il y a deux catégories d’humains, celle des vivants et celle des morts. »
Il y eut même des voix, à vrai dire assez rares, pour dire que les humains se divisaient tout simplement entre les bons d’un côté et les méchants de l’autre. ce qui ne faisait, comme quelqu’un le remarqua, que déplacer la question. Comment en effet, selon quels critères assurés, distinguer les bons des méchants ?
Après plus d’un mois de discussions et d’argumentations riches d’anecdotes et d’exemples, les participants de cette rencontre mémorable durent se séparer. Malgré leur érudition et toute leur bonne volonté, il leur était impossible de parvenir à une conclusion ferme et partagée. Et force leur fut de le reconnaître.
Ils se séparèrent donc, non sans quelque déception inavouée.
Un petit groupe d’entre eux, dans la rue, rencontrèrent alors l’inévitable Nasreddin Hodja, qui passait tranquillement sur son âne. Un des savants, qui vivait à Bagdad et connaissait le personnage, lui demanda :
– Nasreddin ! Existe-t-il deux catégories d’hommes ?
– Bien sûr ! répondit Nasreddin sans s’arrêter.
– Lesquelles ? demanda le savant.
Nasreddin répondit, en tournant à peine la tête, tandis que son âne l’emportait :
– Ceux qui pensent qu’il y a deux catégories d’hommes, et les autres !
Jean-Claude Carrière dans Contes philosophiques du monde entier